À l'occasion de la parution des Poésies complètes, Pierre Maury (°1954) souligne à juste titre dans Le Soir (12 juin 2009) que la place de Marcel Lecomte “dans le paysage littéraire des années vingt à quarante mérite d'être reconsidérée : il fut l'un des grands écrivains de son temps”. (1)
Poésies complètes rassemble pour la première toute l'œuvre poétique de Marcel Lecomte (1900-1966). Ce livre contient les recueils: Démonstrations (1922), Applications (1925), Le Vertige du réel (1936), Le Règne de la lenteur (1938), Lucide (1939), Le Cœur et la Main (1968), Connaissance des degrés (1986), La Figure profonde, Feuillets détachés. L'édition est établie et présentée par Philippe Dewolf, à qui nous devons déjà deux recueils de textes de Marcel Lecomte: un choix de chroniques littéraires (Les Voies de la littérature, 1988) et un choix de chroniques artistiques et de préfaces d'exposition (Le Regard des choses, 1992).
S'agit-il de poèmes en prose ou de proses poétiques? Pour Lecomte, le poète peut recourir indifféremment au vers ou à la prose, pourvu qu'il réorganise “les mots au cœur d'un dispositif poétique que le créateur éprouve pleinement justifié pour son entreprise”. Du reste, il a toujours écrit en prose, y compris les textes qu'il a intitulés poème. Le sens qu'il accorde au mot “poème” relève donc d'une autre acception que celle d'un langage versifié ou non – douterait-on que les Illuminations d'Arthur Rimbaud soient d'authentiques poèmes? (p. 8)
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Le premier recueil de Lecomte, Démonstrations, parut en 1922 aux éditions Ça ira. Paul Neuhuys (1897-1984) se souviendra que ce fut au début des années vingt qu'il rencontra pour la première fois le jeune poète qui accomplissait son service militaire et était caserné à Anvers. Neuhuys habitait la rue du Moulin, “ainsi dénommée, disait-il, parce que c'est une rue qui tourne comme la fortune”.
Crâne tondu, uniforme kaki, Marcel Lecomte venait me lire son poème Irène écrit dans les serres chaudes du désenchantement. Ce qui caractérisait déjà l’homme, c’était une certaine coquetterie, la coquetterie de la lenteur. Nul ne connaît comme lui l’art de décomposer les gestes. (2)
Démonstrations est dédié à Albert Valentin (1902-1968), le futur scénariste et réalisateur qui publiera des textes et photo-montages dans Variétés, La Révolution surréaliste et Le surréalisme au service de la révolution. Parmi les dédicataires de poèmes figurent Albéric Thévenet (neveu du peintre Louis Thévenet, 1874-1930), dont un bois orne la couverture du cinquième numéro de Résurrection (1918); le peintres Jos. Albert (1886-1981); le futur compositeur René Bernier (1905-1989); René Henriquez, qui publiera en 1931 L'Homme au complet gris clair de Lecomte; le poète Bob Claessens (1901-1971), membre de Lumière et traducteur du roman Pallieter de Felix Timmermans; René Michelet, un jeune ami d'André Gide. Le poème 'Irène' est dédié à Georges Bohy (1897-1972), le futur homme politique et militant wallon socialiste.
Pascal Pia (1903-1979), déjà fin critique, publiera dans Le Disque vert une note de lecture consacrée au début de Lecomte.
Les dons remarquables de M. Marcel Lecomte ne l'empêchent pas de commettre les erreurs à la mode. L'art poétique exige de la prudence dans l'emploi des mots. Les mots se rectifient l'un l'autre, l'erreur de M. Lecomte, dont les poèmes possèdent d'autre part de sérieuses qualités de coloris et de rythme, est de croire à la vertu d'autres démonstrations de poésie que le sens et la musique des mots combinés. Un poète est bien près de se perdre, s'il ne tend à cette simplicité et cette précision, difficiles.
Marcel Lecomte, s'il n'est pas possédé du démon de l'écriture, achèvera des démonstrations qu'il n'a qu'ébauchées. Sans diminuer son talent, il pourra laisser tomber avec ce tiret typographique dont il abuse, quelques illusions de jeunesse qui lui sont aujourd'hui encore, précieuses. (3)
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Le 24 novembre 1924, Camille Goemans, Marcel Lecomte et Paul Nougé lancèrent Correspondance, une série qui comptera vingt-deux feuillets numérotés, de couleurs différentes, tirés à moins de cent exemplaires et distribués gratuitement à des destinataires soigneusement choisis différant souvent d'un numéro à l'autre. Paul Neuhuys comptait parmi les destinataires privilégiés. L'adresse éditoriale du groupe était établie au 226, rue de Mérode à Bruxelles, le domicile de Lecomte qui sera exclu de Correspondance le 21 juillet 1925. Les raisons de cette rupture restent mal connues.
Signalant en avril 1925 dans Sélection le second recueil de Lecomte, Applications (1925), Neuhuys souligne:
Marcel Lecomte possède à un rare degré de lucidité, le sens surréaliste qui, depuis Rimbaud, s'est beaucoup développé parmi les poètes. Ce sens singulier permet de saisir des rapports lointains entre les êtres et les choses et est peut-être le premier signe d'une espèce d'homme supérieur. Marcel Lecomte est un Européen qui pratique la poésie comme le Chinois fume l'opium. (4)
Et de reproduire intégralement le poème “Eté lucide”:
La courtisane et le musicien descendent de la berline au cœur de la forêt profonde comme une exposition de couleurs. Regardez, le chemin se déplie devant nous. Nous n'avons qu'à le joindre là-bas sous le feuillage alourdi au soleil.
Le soir, la clairière en château de lumière est transparente architecture. L'herbe bleue, rose et jaune comme les robes de la Vierge ou du Christ.
À l'ombre que versent les arbres si vous dormiez maintenant légèrement couchée la forme de ce manteau serait un vrai paradis en pente douce.
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Le 25 novembre 1925, Lecomte assiste à la conférence de Paul van Ostaijen sur “Le renouveau littéraire en Belgique” à La Lanterne sourde. Ce fut Marcel qui me révéla en 1965 l'effet de surprise produit ce jour-là par Van Ostaijen chantant ses poèmes. Tout indique que le contact entre Lecomte et Van Ostaijen ne fut ni superficiel ni passager.
En janvier 1926, Van Ostaijen publie Het bordeel van Ika Loch, orné d'un frontispice de René Magritte (Anvers, De Driehoek, 1926). Le 27 janvier, le jour même où Van Ostaijen dédicace l'exemplaire destiné à son éditeur, le peintre constructiviste Jozef Peeters (1895-1960), il adresse également un des trente exemplaires sur hollande “à Marcel Lecomte, cordialement”.
Est-il téméraire d'avancer que ce fut par Lecomte, intime de Magritte à qui il révéla l'univers de Chirico, que Van Ostaijen obtint la vignette de Magritte? Gaston Burssens (1896-1965) fera la critique (en néerlandais) de Het bordeel van Ika Loch dans le premier numéro, daté du 1er juin 1926, de Marie. Journal bimensuel pour la belle jeunesse, édité par Magritte et E.L.T. Mesens. Lecomte y participe sous le pseudonyme de Jean Tasman.
Van Ostaijen et Lecomte étaient tous deux liés à Geert Van Bruaene et restèrent en contact après le départ de Bruxelles de Van Ostaijen en mai 1926, comme en témoigne une carte postale de Marcel Lecomte du 4 octobre 1926 que j'ai pu consulter dans une collection privée:
Mon cher Van Ostayen,
N'aurai-je pas le plaisir de vous voir quelque jour. Je détiens chez moi deux ou trois Magritte que j'ai l'intention de vendre. Peut-être vous intéresseraient-ils.
Croyez-moi vôtre, je vous prie.
Marcel Lecomte (5)
Le nom de Lecomte figure en bonne place sur la liste (datée du 16 février 1928) des relations de Van Ostaijen à contacter en vue d'une prise d'abonnement à sa revue Avontuur, dont il ne verra que le premier des trois numéros (Van Ostaijen décède le 18 mars 1928).
Lecomte restera fidèle à la mémoire de Van Ostaijen, qu'il évoqua à maintes reprises lors de nos conversations diurnes et nocturnes. Il commentera et traduira le poème “Alpejagerslied”, dédié à Eddy du Perron (1899-1940), co-rédacteur de Avontuur. Il y aurait certes des parallélismes à découvrir entre la décomposition des gestes et des mouvements, la stratégie de la lenteur, de l'accélération et de l'intonation, et ce phantasme intérieur qui mène à l'émotion optique, chers à Lecomte, et ce poème de Van Ostaijen qui décompose et (re)présente sa relation avec Eddy du Perron. (6)
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En janvier 1928, Lecomte se déclare formellement “complice” de René Magritte, qu'il avait rencontré dès 1922. Il signe avec Gaston Dehoy, Camille Goemans, E.L.T. Mesens, Paul Nougé, Jean Scutenaire et André Souris le texte rédigé par Nougé pour le catalogue de l'exposition Magritte à la galerie L'Époque:
… et puis
à tout hasard :
l’amitié, à force d’en discourir ou d’en tirer parti, l’on parviendrait sans doute à nous la faire haïr et dénoncer.
mais il lui arrive de revêtir une forme singulière d’où la complaisance paraît enfin rigoureusement bannie.
elle laisse à d’autres le soin d’accorder les goûts et les couleurs.
la veulerie de toutes les habitudes cède la place au souci de quelque aventure, de quelque entreprise communes, au sentiment de périls et de chances également partagés.
l’on dira peut-être qu’il s’agit d’une manière de complicité.
c’est pourquoi nous ne voyons nul inconvénient à nous dire au passage les complices de rené magritte.
En 1928, Lecomte retrouve Goemans et Nougé dans la revue Distances (trois numéros, février à avril 1928), où il publie les premiers textes du Vertige du réel. Irène Hamoir et Louis Scutenaire se rencontrent chez Marcel.
Henri-Floris JESPERS
(1) Pierre MAURY, 'Les retrouvailles avec Marcel Lecomte', in Le Soir, 12 juin 2009.
(2) Paul NEUHUYS, Mémoires à dada, Bruxelles, Le Cri, 1996, p. 107.
(3) P[ascal] P[IA], 'Marcel Lecomte: Démonstrations', in Le Disque vert, 1ère année, 2me série, Nos 4, 5 et 6, février, mars, avril 1923, p. 127.
(4) Paul NEUHUYS, 'Marcel Lecomte: Applications', in Sélection, Nouvelle série, 4me Année, No 7, 15 avril 1925, p. 146.
(5) Lettre de Marcel Lecomte à Paul van Ostaijen, Bruxelles, 4 octobre 1926. Collection privée. Photocopie en possession de HFJ.
(6) Henri-Floris JESPERS,‘Le Bateau Ivre’: het literaire debat tussen De Perron en Van Ostaijen, Amsterdam, E. du Perron Genootschap, Cahiers voor een lezer 21, 2005.