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16 mai 2009 6 16 /05 /mai /2009 22:53


Ne vous y trompez pas, “il ne conviendrait pas de traiter de 'fous littéraires' la multitude de rimailleurs gâteux peu ou prou, patriotes ou sentencieux, moralisateurs ou bêtifiants…” Les “fous littéraires” constituent une catégorie bien déterminée, et dans ce domaine André Blavier (1922-2001) fait autorité. Son encyclopédie du désordre, publiée en 1982 chez Veyrier, un éditeur aujourd’hui disparu avec son catalogue, était devenue introuvable.

Le Blavier — car on dit “le Blavier” comme on dit le Larousse, le Robert, ou le Grevisse — revient enfin, dans une belle édition sur papier bible, illustrée et reliée, et qui plus est, revue, corrigée et considérablement augmentée. “Une sorte de Pléiade des délirants, d’anthologie de l’aberration, d’encyclopédie de la névrose imprimée et de l’errance éditée”, dixit Pierre Lepape dans Le Monde.

D’emblée, André Blavier prend la précaution de souligner que “les textes cités sont bien entendu authentiques” et que “l’appellation de fou littéraire ne comporte, évidemment, rien de péjoratif.”

Cet “évidemment” n’a rien d’ironique, ni même de superflu…

Nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae. Pas de génie sans un grain de folie, que de topiques remontent à cette petite phrase de Sénèque qu’il dit lui-même avoir empruntée d’Aristote...

Déblayant les scories de cette mythologie, Blavier traite de ce “problème mal posé”, celui “des rapports maintes fois posés, proposés, supposés et jamais résolus, entre la folie et le génie.”

Le grec “mania” signifie folie, démence, délire prophétique, transport, inspiration ou, plus particulièrement, folie d’amour ou folle passion. Chez Hippocrate, humeur sombre ou noire.

Sous l’influence des suffisances matamoresques de la psychiatrie et de la freudologie, les lexiques accordent aujourd’hui la priorité aux définitions relevant des glossolalies qui s’ignorent. Ils distinguent la manie, syndrome mental, du délire, état d’une personne caractérisé par une perte de rapport normal au réel et du verbalisme qui en est le symptôme. On est bien loin du délire aristotélicien.

Puisque délire il y a, Blavier esquisse une “très grossière” classification : “délire d’imagination (mais il est des pensants, des pesants pour qui l’imagination la plus bénigne est délire) ; délire d’interprétation et délire hallucinatoire et mythomaniaque (mais n’a-t-on pas écrit — ce doit être le regretté Sainmont — 'À la limite, tous les romanciers sont mythomanes' ?) ; délire d’invention, délire de revendication, dés-lyre…”

Lyres et délires, mais qu’il soit bien établi que le lyrisme se fait délire là où commence sa conviction.

Afin d’éclairer son discours, Blavier se borne à “quelques mises en place sommaires et approximatives selon la psychiatrie aussi classique qu’élémentaire”, sans qu’il ait “à décider si cette psychiatrie est elle-même nécessaire et suffisante”. Pour mieux marquer la gravité croissante des atteintes pathologiques, il schématise :

Le névrosé se demande s’il n’est pas en train de devenir fou ; le psychosé éprouve le besoin d’affirmer et de s’affirmer qu’il ne l’est pas ; le dément est indifférent à une question qu’il ne se pose pas, ou plus”.

S’attaquant à la monomanie, il constate :

Le malade ne déraisonne que sur un point, mais sur ce point — son point faible — il déraisonne sans trêve ni merci, avec une logique implacable, une dialectique inexpugnable, nourries qu’elles sont de l’acuité même de sa défiance. Il s’agit alors d’un 'délire d’interprétation systématique'. Le malade est un paranoïaque, un orgueilleux constitutionnel, méfiant d’abord, accusateur ensuite.”

Orgueil toujours, commente Blavier : le malade souffre d’une illusion délirante, soit d’être aimé, se croyant choisi par Dieu ou investi d’une mission personnelle et exclusive (“… nos fous littéraires se recruteront davantage parmi ces ambassadeurs des lendemains chantants …”), soit d’inventer, en “s’acharnant de préférence sur des problèmes réputés ou démontrés insolubles, se flattant de les avoir résolus et ne se faisant point faute de le faire savoir au monde”, soit d’être persécuté : “la Science officielle s’obstine à ne pas avaliser ce qu’ils ont découvert, voire à les tyranniser de toutes les manières, quand ce n’est pas à les dépouiller purement et simplement de leurs découvertes.”

Blavier reprend à son compte l’interrogation de Gaston Ferdière (“bourreau d’Artaud” selon la rengaine) : qu’est-ce qui distingue une passion normale d’une passion délirante ? Question cruciale, apparemment, mais que Blavier se garde bien de trancher. De toute manière :

une étonnante prolifération de désordres mentaux ou prétendus tels, favorisée par l’efflorescence des technocraties du béton, de la ouature, de l’informe-à-tics et autres gadgets biologiques et malodorants, incline de nos jours la psychiatrie à son propre examen de conscience. (…) Face surtout aux a priori métaphysiques, geysers d’aberration et partant de délectation, qui sous-tendent nécessairement toute interprétation, toute classification des constats cliniques. Mécanicisme versus vitalisme, organicisme versus psychologisme : voilà pourquoi les bavards ne sont pas muets… “

Et de citer avec délectation les Fragments psychologiques sur la folie (1834) de François Fleuret : ”Il ne m’a pas été possible, quoique j’aie fait, de distinguer PAR SA NATURE SEULE … une idée folle d’une idée raisonnable. J’ai cherché à Charenton, à Bicètre, à la Salpêtrière, l’idée qui me paraîtrait la plus folle ; puis, quand je la comparais à celles qui ont cours dans le monde, j’étais tout surpris, presque honteux, de n’y voir pas de différence."

Henri-Floris JESPERS

(à suivre)

 

André Blavier, Les fous littéraires, Paris, Éditions des Cendres, 2000, 1152 p., (68,6 €).

Cf le blogue du 19 février 2008.

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