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8 juillet 2014 2 08 /07 /juillet /2014 09:38

 

Paul Neuhuys demanda un jour à Tristan Tzara, lorsque celui-ci était de passage à Anvers pour une conférence, si dada était le masque de l'érudition, ou l'érudition le masque de dada. Les avant-gardes historiques des années vingt ont toujours fait bon ménage avec

l'érudition. Tout compte fait, la chose est moins surprenante qu'elle n'y paraît : la révolte se nourrit de ce qu'elle refuse. Il faut aux boutefeux de quoi allumer leurs torches et entretenir le brasier. Il s'agit aussi de comprendre ce qu'on refuse. Rimbaud fit ses premières armes dans de laborieuses compositions latines ; Pound et Eliot engagèrent leur révolution du langage poétique en prenant conscience que “toutes les époques sont contemporaines”. L'université, il y a quelques décennies, excommunia l'érudition : les philologues furent sommés de réduire les textes à des grilles d'interprétation, qui se substituèrent aux textes. Les étudiants béats se nourrissaient d'analyses grandioses que leur proposaient des professeurs qui se prenaient pour les prophètes d'une nouvelle science. Il n'était pas bon de passer pour un érudit, soupçonné, à juste titre d'ailleurs, de s'attacher au détail, de vouloir établir des textes et des faits en se vouant à des tâches rigoureuses, mais modestes. Cette époque marquée par l'intransigeance et surtout par l'intolérance envers d'autres méthodes est heureusement révolue : le jargon de pédants souvent ignares a fait long feu. L'érudition a mieux résisté au temps et elle est aujourd'hui en pleine forme. Elle a d'ailleurs toujours constitué une poche de résistance aux outrances de la théorie parce que par sa nature même, elle est rebelle aux généralisations. Son savoir contient une leçon de modestie : elle se sait limitée, incomplète, parcellaire. Servante de l'œuvre et de l'écrivain, elle n'a pas l'intention de se substituer à eux. Elle a une propension certaine à la fantaisie, car elle aime l'imprévu et la surprise ; elle reste habituellement tolérante et, avide de s'informer, pratique naturellement l'écoute et l'ouverture à l'autre. Non dépourvue de coquetterie, elle pêche parfois par maniérisme, ce qui n'aurait certes pas déplu à Paul Neuhuys, et ne déplaît sans doute pas à Henri-Floris Jespers. Je relève encore ce que d'Alembert disait d'elle dans un copieux article de l'Encyclopédie dont j'extrais ce passage :

« Enfin, on aurait tort d'objecter que l'érudition rend l'esprit froid, pesant, insensible aux grâces de l'imagination. L'érudition prend le caractère des esprits qui la cultivent ; elle est hérissée dans ceux-ci, agréable dans ceux-là, brute & sans ordre dans les uns, pleine de vûes, de goût, de finesse, & de sagacité dans les autres : l'érudition ainsi que la Géométrie, laisse l'esprit dans l'état où elle le trouve ; ou pour parler plus exactement, elle ne fait d'effet sensible en mal, que sur des esprits que la nature y avoit déja préparés ; ceux que l'érudition appesantit, auroient éte pesans avec l'ignorance même ; ainsi la perte, à cet égard, n'est jamais grande ; on y gagne un savant, sans y perdre un écrivain agréable. Balzac appelloit l'érudition le bagage de l'antiquité ; j'aimerois mieux l'appeller le bagage de l'esprit, dans le même sens que le chancelier Bacon appelle les richesses : le bagage de la vertu : en effet l'érudition est à l'esprit, ce que le bagage est aux armées ; il est utile dans une armée bien commandée, & nuit aux opérations des généraux médiocres. »

La Fondation Ça ira n'a pas de généraux médiocres et l'érudition que nous y trouvons correspond vraiment à ce que d'Alembert appelait "le bagage de l'esprit". Les vingt et un numéros du Bulletin de la Fondation nous le montrent : certes, il s'agissait au départ de “stimuler et de diffuser des études et des recherches sur les foyers d'avant-garde des années vingt et particulièrement celles concernant Ça ira, son rôle et son influence, ainsi que ses activités éditoriales de 1920 à 1984" ; mais on s'aperçoit, chemin faisant, que l'entreprise, si elle est restée fidèle à son projet initial, a retrouvé presque spontanément l'esprit de fantaisie, la grâce primesautière et le goût de l'inattendu des avant-gardes qu'elle étudie. Les Bulletins de la Fondation sont de ceux qu'on ouvre avec curiosité, qu'on lit toujours avec intérêt, et qu'on referme en se disant qu'on va les conserver précieusement. Les couvertures changent de couleur, les frontispices attirent l'attention, et le contenu souvent étonne et surprend : que penser par exemple du n° 9 consacré aux fous littéraires, où on trouve à la suite d'un article sur Jean-Pierre Brisset, un exposé sur la logique du géomètre, un autre sur Francesco Colonna, et enfin une note sur les origines scandinaves de Max Elskamp ? C'est très exactement ce qu'on pourrait appeler "l'esprit Neuhuys", celui des Soirées d'Anvers, primesautier, imprévu, ironique, impertinent ; c'est cet esprit que l'on retrouve souvent dans les notes et chroniques de Henri-Floris Jespers, “à la fois touffues et légères” comme les caractérisait très justement Pierre Halen dans Textyles.

J'observe que la tendance, aujourd'hui, serait plutôt de mettre l'érudition en réseau et d'en revenir à l'étude des sources et des documents. Mais c'est surtout à l'intersection des spécialités qu'elle est précieuse et qu'elle permet souvent de faire avancer les choses. Le Bulletin de la Fondation Ça ira le montre : c'est en multipliant les perspectives, en décloisonnant les aires linguistiques et culturelles que la diversité des échanges et des interactions apparaît, qu'une richesse nous est restituée et qu'un objet d'étude se constitue vraiment.

Christian BERG

(Professeur émérite, Université d'Anvers)

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