Le Bulletin ça ira: historiographie de la revue d'avant-garde du même nom (1920-1923) et des éditions (Michaux, Pansaers e.a.)
Les diatribes viscérales de Paul Joostens contre toutes les formes d’ordre établi sont légendaires. Elles émaillent sa correspondance, font l’objet de grotesques qui témoignent souvent d’une belle envolée et nourrissent une rancœur rarement mâtinée d’ironie. L’establishment artistique, dont Joostens s’estime la victime, n’est jamais épargné.
Ite ad Jozef, un pamphlet datant de la fin des années trente, dirigé contre Jozef Muls, conservateur du Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers, en est un bel exemple.1
Cela n’empêche pas Joostens de rechercher avec acharnement la reconnaissance de cet establishment tant méprisé.
Paul Joostens dans les années 1930
Depuis la fin des années quarante, le Ministère de l’Instruction publique commanditait une série de Monographies de l’art belge, éditée par De Sikkel. Émile Langui, François Maret et Auguste Corbet siégeaient au comité de rédaction. Paul Joostens jugeait à juste titre inacceptable leur indifférence à l’égard de son œuvre. L’attitude de la direction-générale des Beaux-Arts était d’ailleurs depuis belle lurette une épine dans le pied du peintre.
Convaincu de l’influence de la presse, Joostens s’adresse en 1949 à Hubert Lampo, responsable de la page culturelle du quotidien socialiste Volksgazet et, au début des années cinquante, à Alain Germoz, rédacteur au quotidien libéral Le Matin, qui mettront son œuvre en valeur.2
Considérant une monographie ‘officielle’ comme un brevet de reconnaissance, Joostens convainc Alain Germoz de s’ériger en redresseur de torts et l’envoie en éclaireur pour tâter le terrain. Le 1er novembre 1953, celui-ci fait savoir à Joostens
que le Ministère a établi sa liste pour les monographies futures et qu’il est imposscible d’y changer quoi que ce soit. L’année 1954 devra donc se passer d’un Paul Joostens. Ces messieurs ont de la fermeté — et l’air de savoir ce qu’ils veulent.3
Un an plus tard, une nouvelle offensive est amorcée. C’est en termes martiaux que Germoz se présente au rapport du peintre :
L’intérêt de la lutte gît dans le fait que les meilleures pièces font feu sur la seule cible qui subsiste et qui est non seulement inaccessible à l’art du précité mais lui est carrément hostile. L’entreprise ne sera donc pas facile.4
L’offensive se termina par une défaite.
J’espère que cela n’entamera pas plus le monde joostensien que le mien. Je ne dirai pas que je m’en fiche, au contraire, j’y trouve un stimulant pour déclencher une nouvelle offensive. Il s’agira cependant d’attendre (une fois de plus), de patienter. L’ennemi s’appelle Émile Langui.5 C’est le big boss de la collection des monographies et il te déteste. Il a en outre une phobie d’Anvers dont je ne connais pas les raisons. (Il me semble qu’il faut au moins être Anversois pour pouvoir exécrer cette ville comme il sied.) C’était le dernier obstacle à vaincre et il s’avère irréductible.6
Emile Langui, "l'ennemi"
Joostens était d’autant plus amer que ses cadets, surtout sa bête noire, Jan Vaerten, et des artistes tels Gaston Bertrand, Luc Peire, Rik Slabbinck avaient déjà eu droit à leur monographie, et que Marstboom et Lismonde étaient inscrits au programme...
En fin de compte, ce sera grâce aux efforts de Roger Avermaete que le comité de rédaction se décide enfin à inclure Joostens dans son programme. Celui-ci confie la rédaction de la monographie à Paul Neuhuys. En septembre 1957 il insiste de ne surtout pas s’inspirer de Corbet, auteur de la monographie sur Marstboom dans la même collection.7
Alain Germoz, à qui Joostens avait initialement confié cette tâche, n’avait pas été averti de ce revirement. Peu après le déménagement de Joostens vers la rue Vénus en août 1958, Germoz fut à sa grande surprise reçu sur le pas de la porte par un Joostens apparemment gêné et confus, prétextant une visite pour ne pas le recevoir. « Je me rendis immédiatement compte qu’il y avait anguille sous roche », témoignera Germoz.8
Le 19 novembre 1958, Alain Germoz adresse une lettre de mise au point au peintre :
Mon cher Paul,
J’apprends à l’instant que les patients efforts de Roger Avermaete et d’Alain Germoz n’ont pas été vains et que le Ministère se décide enfin à t’admettre — ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps — dans sa collection de monographies.
J’apprends aussi — ou n’est-ce qu’une rumeur de méchantes langues ? — que ton choix pour le texte n’est plus le susnommé Germoz. Cela me surprend dans la mesure où je me trouve déjà engagé dans cette aventure — puisque j’ai fait les premières démarches, que je suis fréquemment et à diverses occasions revenu à la charge, et que, d’autre part, j’ai écrit un texte que tu as, il y a quelques années, lu et approuvé. Je croyais donc que ce n’était que partie remise — quitte à compléter le texte.
Où en sommes-nous à présent ? J’aimerais connaître ton point de vue.
En attendant le plaisir de te revoir, bien cordialement. 9
Joostens ne répondra pas…
La courte étude de Neuhuys paraîtra en 1961. Joostens n’aura pas eu la joie de voir paraître cette monographie tant espérée.
*
Alain Germoz nous a gracieusement autorisé à publier le texte de sa monographie avortée que Joostens ‘avait accepté avec un brin d’enthousiasme puis s’est empressé de demander un texte à Neuhuys sans m’en informer’.
J'ai compris que Joostens ait préféré s'adresser à Paul Neuhuys, ce qui me paraissait logique, parce qu'ils se connaissaient de longue date, étant de la même génération. Il a voulu jouer sûr et lâcher le blanc-bec. Je ne lui en ai pas voulu pour ce choix, mais pour m'avoir laisser faire, et lui-même faire semblant de m'accepter, alors qu'il savait déjà que ce serait pour rien. Lâcheté ? Ce n'est pas tellement son genre. Alors ? Hypocrisie, fausseté ? Cela lui ressemble davantage. Le Temps passe, effaçant ces menus incidents. J’ai compris la raison de son choix, pas la manière et les rencontres hypocrites qui suivirent. 10
Le texte d’Alain Germoz paraîtra dans le numéro 36 du Bulletin (décembre 2008).
Henri-Floris JESPERS
1 Ce texte révélateur a été édité et daté par le poète Werner Spillemaeckers. Cf. Paul JOOSTENS, ‘Ite ad Jozef’, in Artisjok, I, 2, 30 avril 1968, pp.31-36; Werner SPILLEMAECKERS, ‘Datering van “Ite ad Jozef’, ib., pp. 36-39.
2 Henri-Floris JESPERS, ‘Lampo, Neuhuys & Joostens’, in Bulletin de la Fondation Ça ira, no 15, 3ème trimestre 2003, pp. 17-24 ; ‘Paul Joostens : « Le chef-d’œuvre est né. Alleluia », ib., no 18, 2ème trimestre 2004, pp. 2-38.
3 Lettre d’A. Germoz à P. Joostens, 1 novembre 1953. Collection privée, Hasselt.
4 Lettre d’A. Germoz à P. Joostens, 25 novembre 1954. Collection privée, Hasselt.
5 Émile LANGUI (1903-1980), conseiller artistique au ministère de l’Instruction Publique depuis 1938, terminera sa carrière comme administrateur-général des Beaux-Arts.
6 Lettre d’A. Germoz à P. Joostens, datée « Anvers et contre tous. ». Collection privée, Hasselt.
7 Lettre de P. Joostens à P. Neuhuys, 30 septembre 1957.Collection privée, Bruxelles.
8 Témoignage oral d’A. Germoz, 11 février 2003.
9 Lettre d’A. Germoz à P. Joostens, 19 novembre 1958. Collection privée, Hasselt.
10 Lettre d’A. Germoz à Henri-Floris Jespers, 26 novembre 2008.