Le Bulletin ça ira: historiographie de la revue d'avant-garde du même nom (1920-1923) et des éditions (Michaux, Pansaers e.a.)
Conscient que la carte n’est pas le territoire, Germoz estime que le texte de pure création « peut, éventuellement, prendre en charge sa propre critique ». Les modèles sociologiques, structuralistes, psychanalytiques, philosophiques, linguistiques, historiques ou sémiologiques, la déconstruction postmoderniste ne sont que
vastes machines à poser des rails pour montrer la voie, ses croisements, ses bifurcations. Nous récusons ces aiguillages. Nous préférons les vastitudes où galope le cheval sauvage, libre de sa course ; les forêts, vierges ou non, mais sans tracé préconçus ; la mer enfin, mais sans balises.[1]
La mer, le cheval, la forêt – on les retrouve dans La sandale d’Empédocle : « le temps perdu à cavaler » (p. 11) ; « les courses folles » (p. 12) ; « le cheval du vent » (p. 13) ; « forêt lointaine de longue durée » (p. 22) ; « la mer immense » (p. 14) ; « le vent du large » (p. 18).
Et le poète de nous confier:
Ma parole est de haute mer et se cherche
Un passage des abysses à la cime des vagues. (p. 25)
La mer, le cheval, la forêt – hantise de l’éternel féminin aquatique, envol et extase, exigence d’intimité.
À la suite de Gaston Bachelard et de Claude Lévi-Strauss, Gilbert Durand souligne que « dans le royaume des images “toutes les métaphores s’égalisent” et que s’effacent les “préséances” de la logique ou de la chronologie en même temps que s’estompent les articulations de la raison et de l’ordre conceptuel. »
Esquissant une introduction à l’archétypologie générale, Gilbert Durand constate que la mer c’est « l’abyssus féminisé et maternel », « archétype de la descente et du retour aux sources originelles du bonheur ». Il y a assimilation de la mère et de l’eau, et cette féminité aquatique peut présenter un aspect négatif et redoutable.
L’aspect aquatique du cheval est souvent déterminant (pensons à l’allégorie de “Britannia rules the waves”, où les vagues bondissantes sont autant de rapides coursiers, ou au fameux tableau de Walter Crane, “Les chevaux de Neptune”). Le cheval est tout aussi bien la monture de Hadès, maître des Enfers, que celle de son frère Poseïdon (Pluton), dieu des mers et des navigateurs, « véhicule violent, coursier dont les foulées dépassent les possibilités humaines ». Le cheval aquatique semble bien se réduire au cheval infernal, messager du destin. Le galop — envol et extase — est toujours l’expression de l’effroi devant la fuite du temps. « Passage des abysses à la cime des vagues », la chevauchée relie les mondes que nous habitons simultanément.
Quant à la forêt, elle participe des symboles de l’intimité. Comme peut l’être la maison, la grotte ou la cathédrale, la sylve est « centre d’intimité dont l’horizon se clôt lui-même » . Ce paysage clos est constitutif du lieu sacré, « cosmisation de l’archétype de l’intimité féminoïde ».[2]
Et les oiseaux et les arbres qui peuplent les poèmes de Germoz constituent des variations métaphoriques sur les deux pôles de l’enracinement et de l’envol qui sous-tendent son travail poétique.
D’autres poèmes, comme par exemple “L’oubli”, renouent avec la thématique de l’oppression et de la déshumanisation, de l’univers totalitaire et clos, de la dialectique sartrienne du bourreau et de la victime qui nourrit le théâtre de Germoz dans les années cinquante :
Je n’avais rien à dire
Mais c’est des idées qu’on se fait
Ils sont en uniformes et posent les bonnes questions
Celles auxquelles tu ne sais pas répondre
Ils sont contents
De leur uniforme de leurs bonnes questions
Confortés par ton mutisme
Ils savent que tu craqueras comme les marches de l’escalier
(p. 27)
Les “scromphales”, qui font leur apparition dans L’ombre et le masque, réapparaissent en couverture de La sandale d’Empédocle et sont partie constituante du cycle “Petite suite à mi-voix & à dessins”.
Ces petits personnages ont un caractère incontestable. C’est la spontanéité de leur naissance, leur besoin organique d’exister sans qu’il y ait à discerner une raison ou un objectif autre que la volonté d’être un peu plus que le frémissement du trait dont ils sont issus. S’ils avaient du volume, on pourrait les croire sortis de la glèbe et se cherchant une forme proche de l’humain, parfois de l’animal ou du végétal, tentative inaboutie qui n’exclut pas les sentiments.[3]
Germoz souligne ; « Aux férus d’explications étymologiques, le mot scromphale risque de causer quelques problèmes. Comme tout ce qui est imprévisible et spontané. ». Il me confie que la naissance du scromphale, personnage dont l’étymologie (fantaisiste ?) est énigmatique, doit être considérée comme spontanée et irréfléchie. [4] Parfois, il se prend pour une lettre, voire dans l’élan, pour tout un alphabet. Il accompagne des poèmes d’un laconisme prégnant.
Usager parcimonieux
J’aime le peu
Le mot qui suffit
À son éclat
“Le moi composé”, telle est la définition dépréciative que donne Germoz de l’autobiographie.[5] Mais toute son œuvre est simultanéité et succession du “moi composé”, au pluriel.
Cocteau souligne qu’il y a des œuvres longues qui sont courtes (et d’autres, courtes mais hypnotiques et interminables). Mais Germoz, lui, est l’auteur (le facteur dirait Bachelard) de textes qui semblent courts, mais dont les ramifications multiples et diversifiées méritent largement cette approche attentive et consciencieuse qui leur a trop souvent été déniée. C’est que son œuvre participe d’une volonté d’effacement et de dépersonnalisation.[6]
Conscient que c’est pour quelques mordus qu’on se lance dans les opérations les plus despérées, Germoz constate :
Aujourd’hui, le riz con dé a un goût âcre et les cris de Paul McCartney ou de Harold Pinter se perdront dans le grand si lence hypocrite de l’indifférence intéressée. Que périssent nos valeurs, les pleutres sont au garde-à-vous.
Henri-Floris JESPERS
Alain GERMOZ, La sandale d’Empédocle, Auxerre, Rhubarbe, 2007, 71 p., 8 €. ISBN 2-91656597-02-6.
[1] Alain GERMOZ, La littérature malgré tout (II), in Archipel, no 2, 1993, p. 3.
[2] Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Presses universitaires de France, 1963, pp. 69, 239-241, 263.
[3] Alain GERMOZ, Les scromphales et le besoin d’exister, in L’ombre et le masque, o.c.
[4] Étymologiquement, on peut y reconnaître la racine grecque Σρυ (sru), d’où ρυ (ru), couler et le substantif ομφαλος (omphalos), nombril. Le scromphale est donc en effet un personnage qui coule de source, issu du subconscient de son auteur.
[5] Alain GERMOZ, Le carré de l’hypoténuse, o.c., p. 6.
[6] « L'aphorisme n'a pas besoin d'un personnage, d'une psychologie, d'un lyrisme. Il n'a pas besoin non plus d'un auteur. » Alain BOSQUET, La fable et le fouet, Paris, Gallimard, 1995, p. 16.