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1 mars 2008 6 01 /03 /mars /2008 00:00

Le passage de l'unicité à la reproductibilité

 

Depuis les débuts de la civilisation jusqu'au XXIe siècle, nous sommes passé de la fabrication d'objets uniques à la fabrication d'objets en série, cette dernière constituant la culture dite de masse. Dans ce passage du singulier au multiple, Walter Benjamin fut un fin observateur du bouleversement qui était en train de se produire à son époque. Comme il l'écrit [1], « avec la gravure sur bois, on réussit pour la première fois à reproduire le dessin, bien longtemps avant que l'imprimerie permit la reproduction de l'écriture ».

Une première étape, donc, venait d'être franchie avec ce procédé de gravure permettant de faire les premiers pas vers toujours plus de moyens de reproductibilité jusqu'à nos jours.

À l'époque où Walter Benjamin écrit son livre sur la reproductibilité technique, il n'y a pas encore les moyens de communication qui existent aujourd'hui. Cependant il pressent ce qui est en train de se dérouler comme étant un moment charnière dans l'ère de la diffusion des informations (l'œuvre d'art pouvant être considérée comme une information particulière parmi d'autres informations).

Lorsqu'il nous parle de la perte de l'aura dans l'objet naturel au profit des moyens de communication modernes, nous pourrions dire que l'aura ne s'est en fait pas perdue mais qu'elle a été transférée dans les médias qui furent inventés. Quand il définit l'aura « comme l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il,  [...] en prenant pour exemple [...] la ligne d'une chaîne de montagnes à l'horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c'est, pour l'homme qui repose, respirer l'aura de ces montagnes ou de cette branche », nous pourrions tenir un propos également inverse. Car en effet, nous pouvons considérer une certaine banalité du réel directement perçu. Alors que sa reproduction, photographique par exemple, produit une aura sur un objet, un paysage ou une personne. Chacun de nous a fait cette expérience d'entrer en contact avec une personne après l'avoir vue sur une photographie, sur un écran d'ordinateur ou dans un magazine. Et nous avons été confrontés à cette perte de l'aura que produit un médium comme, par exemple, la photographie. Ce qui est vu sur une image semble être inaccessible, comme cette lointaine « chaîne de montagnes à l'horizon » dont nous parle Benjamin en se référant au réel directement perçu.

La reproductibilité technique ne prive pas le monde de son aura mais l'enveloppe au contraire d'une aura qui est parfois porteuse d'utopies positives. Jean-Luc Godard disait que le cinéma était la vie. Parce que le cinéma dégage une aura que le réel direct ne produit pas.

Cependant, cette démultiplication de l'aura par les procédés de reproduction et de médiatisation a été également utilisée pour manipuler les masses, et l'est plus que jamais de nos jours où notre vie quotidienne est peuplée de magazines et d'écrans. Il serait toutefois excessif de plonger dans un profond pessimisme à l'égard de la reproductibilité technique. Car celle-ci peut être utilisée pour réenchanter le monde. La science, au fur et à mesure qu'elle opère ses découvertes, désenchante le monde en montrant les mécanismes fades de ce qui nous semblait mystérieux. Dans ce monde déauratisé, l'aura produite par les différents médiums que sont la photographie, le cinéma, l'imprimerie, mais aussi la radio et l'informatique, permet d'être porteuse d'un principe d'espérance. Car ce désenchantement du monde est aussi celui qui est lié à la perte de l'enfance, là où tout est magique. Cette perte d'un monde merveilleux remplacé par une réalité plus rude peut être justement substituée par l'aura que permet la reproductibilité technique.

*

Dans l'analyse du cinéma, Walter Benjamin procède à une courte mais minutieuse décomposition, en procédant à des comparaisons avec le théâtre et la photographie. Il met en avant les caractéristiques de la caméra qui permettent de voir ce que l'œil nu ne peut voir. C'est ainsi qu'il écrit que « pour l'homme d'aujourd'hui l'image du réel que fournit le cinéma est incomparablement plus significative, car, si elle atteint à cet aspect des choses qui échappe à tout appareil et que l'homme est en droit d'attendre de l'œuvre d'art, elle n'y réussit justement que parce qu'elle use d'appareils pour pénétrer, de la façon la plus intensive, au cœur même de ce réel ».

Toutefois, bien que Walter Benjamin prenne conscience de ce qui est en train de se jouer au moment où il écrit son livre, il a une attitude mitigée à l'égard du cinéma. Car d'un côté il montre que cette technique de reproduction recèle des capacités exclusives à ce médium, mais en même temps il considère le cinéma comme étant, dans le système capitaliste, un moyen de manipulation des masses et de trucage du réel que l'on ne retrouve pas dans le théâtre avec cette intensité. Il conclut donc dans l'épilogue par ces propos: « La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. À cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d'un chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles ». Il poursuit en écrivant que « tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la guerre ».

Le cinéma est donc une technique qui peut être mise au service de toutes les causes, comme l'avait très bien compris Hitler lorsqu'il faisait de la propagande. Il aura fallu attendre le mouvement lettriste pour voir apparaître un bouleversement complet du cinéma qui, de nos jours, est retombé dans une sorte de néostar-système revu et corrigé par les techniques de la vidéo et de l'informatique.

*

Nous pouvons dire que Walter Benjamin a su parfaitement comprendre les évènements de son époque et qu'il fut un révélateur (au sens presque photographique du terme) pour les lecteurs de son œuvre fragmentaire. Il fut le précurseur des études approfondies sur le cinéma et la photographie qui suivirent par la suite. Comme le disait Jean-Michel Palmier, « Walter Benjamin fut un carrefour » pour la compréhension de cette transition qui s'est opérée avec l'invention de la photographie et du cinéma.

Serge MUSCAT



[1]   Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, éd. Allia, Paris, 2005, traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac.

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commentaires

R
L'histoire de la reproduction de la photographie nous donne une idée claire sur l'importance que présentent ces techniques pour notre vie. Merci pour le partage.
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