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18 mars 2008 2 18 /03 /mars /2008 03:33

Évoquant la fin des années quarante, période noire s’il en fût dans son existence, Paul Neuhuys notera :

Poète crotté, je ne me sentais plus à l’aise qu’avec des copains comme le petit Gérard qui, souvent, m’était venu discrètement en aide en me disant : « Que veux-tu, mon pauvre vieux, notre pays se girouettise en pissotière à pignoufs ».[1]

ll est en correspondance avec Van Bruaene, qu’il connaissait depuis l’époque du Cabinet Maldoror. Il y est question de dépôt de livres, d’une gouache de Magritte, d’un pastel de Picasso et de deux petits Jan Cox (1919-1981). Bruaene déplore que Neuhuys « ne puisse venir jusIqu’ici » pour voir l’exposition Beeldens, qui « fait l’excellence de la peinture-peinture ».

C’est en 1949 que le peintre naïf bruxellois Albert Beeldens (1902-1962) brosse le portrait de Bruaene.[2] Ancien vitrier, il avait obtenu en 1935, tout comme Bruaene, le grand prix de l’Art populaire. Il participera à la troisième exposition triennale d’Art naïf de Bratislava (1966) et à l’Exposition internationale des peintres naïfs de Lugano (1973).

&

Pour l’inauguration de sa nouvelle boutique, Le Diable par la queue, Van Bruaene organise du samedi 17 au mercredi 28 décembre une exposition de dessins et de peintures de son ami Jean Dubuffet (1901-1985), dont les œuvres avaient déjà été exposées à Paris et, en 1947, à New York. Témoignent de cette exposition, une belle affiche-invitation tirée en photolithographie, ainsi qu’un catalogue de huit pages, calligraphié et entièrement lithographié, avec trois lithographies de Dubuffet. Ce catalogue, baptisé « mémorial », mentionne explicitement que l’exposition a été organisée pour l’inauguration de la « nouvelle boutique » de Bruaene, Le Diable par la queue. Jan Walravens rapportera que les peintures de Dubuffet se vendaient à 8.000 F. [3]

Le Diable par la queue était situé au 12, rue de l’Homme-Chrétien ou Kerstenmannekenstraat à Bruxelles (aujourd’hui entièrement occupée par l’hôtel Royal Windsor),

une rue triste et abandonnée – près de la place Saint-Jean, à l’enseigne : « Gezottenvanapaiponmettegève ».[4]

La boutique sera rapidement rebaptisée L’agneau moustique. Une carte de visite signale : « Expositions. Local offert gracieusement ». Et sur la vitrine on peut lire : « Consignation ». Il y fera œuvre de pionnier en exposant des peintres congolais (entre autres les précurseurs Lubaki et Djilatendo).

&

Le 13 janvier 1950, Van Bruaene et Goemans assistent à la représentation du Soleil noir de Paul Neuhuys, au Théâtre du Foyer à Anvers.[5] Un an plus tard, le 11 janvier 1951, Bruaene remercie Neuhuys de ses bons vœux.

Vous êtes d’adorables petits humains, ta femme et toi, ma femme et moi, d’adorables petits humains, d’une conscience claire telle que la joie ou le plaisir revêt pour nous une surprise ( ? pratiquement indéchiffrable...) bien particulière, qu’il importe de chérir, n’en étant pas aux préférences.[6]

Il informe son ami qu’il vient de s’hasarder à une petite vente publique à la Galerie Saint-Laurent, pour laquelle il a lancé 5.000 invitations. Il n’y avait pas un chat. [7]  Ces ventes se seraient succédées de quinzaine en quinzaine... Certes, il ne manque pas de ventes publiques, mais il entendait « valoriser la chose intéressante [...] pour que nos bons peintres aient une possibilité de vendre ».

C’est également en 1951 que paraît sous la signature « Le petit Gérard » Ole Com Bove, également connu sous le titre « Le livre d’or de la Fleur en Papier doré ». L’épigraphe est caractéristique de l’auteur : « C’est devant le miroir que l’on pense se connaître un peu de vue ». Un des textes sur feuilles volantes de cet ouvrage singulier, recueil d’aphorismes, d’inscriptions et et de remarques diverses en français, en néerlandais et en flamand bruxellois, évoque les démêlés de Van Bruaene avec des amis artistes (par ex. Max Ernst et Jean Dubuffet) qui n’appréciaient pas toujours ce qu’ils considéraient comme un manque de cohérence dans les choix picturaux de Van Bruaene.

Je me suis assez donné sans jouissance, brutalement et de manière imbécile, pour avoir aidé à arracher de leur sphère bien propre les artistes d’avant-garde, de consécration publique, et à les poser sur le marché, parmi la Bourse aux Valeurs.

Je prie Isidore Ducasse de vouloir m’en pardonner.

Ces artistes d’avant-garde, amis de mes péchés d’antan, sont devenus de puissants ennemis, armés jusqu’aux dents, parce que je ne peux pas séparer l’art, comme on appelle ça, du Rien, clairement humain.      

Je dois, par conséquent, me défendre platement. Les hommes instruits veulent me ravir la croûte de pain.

 &

Un recueil d’historiettes de Van Bruaene sort de presse en 1953 : Six petites histoires banales de petit bistrot racontées par le petit Gérard et deux petits textes pour commencer et pour finir.

Paul Neuhuys lui adresse un exemplaire de son nouveau recueil, Les Archives du prieuré[8], dans lequel il constate que le Belge n’aime pas les poètes : « Le Belge est fait du bois dont on fait les trompettes, / le Belge est fait du bois dont on fait les gibets ».  

Tu es un amour, mon gentil petit Paul, de penser à ton vieil ami Gérard, en prière, auprès des « Archives du Prieuré ».

Je t’en remercie.

*

« Je n’écris pas pour vous, apôtres de l’insulte.

J’écris pour les amis conscients de l’Individualité sans détours. »

Geert[9]

 Henri-Floris JESPERS



[1] Paul NEUHUYS, Mémoires à dada, Bruxelles, Le Cri, 1996, p. 115.

[2] Collection privée, Bruxelles.

[3] Jan WALRAVENS, o.c., p. 201.

[4] Translittération d’amateur du bruxellois: « Ge zaadt ervan a paip on Mette geive » : on en crèverait. Avec mes remerciements à Herman J. Claeys.

[5] Cf. Henri-Floris JESPERS, Les Enfants de colère: “Affirmations justes à condition de les prendre juste à l’envers”, in Bulletin de la Fondation ça ira, no 30, 2ème trimestre 2007, pp. 4-7.

[6] Lettre de G. van Bruaene à P. Neuhuys, 11 janvier 1951. Collection privée.

[7] La vente eut lieu le 3 janvier 1951. Avec mes remerciements à Mme Marie-Jeanne Dypréau.

[8] P. NEUHUYS, Les Archives du Prieuré, Anvers, Ça Ira, 1953, 52 p. Deuxième édition 1954.

[9] Lettre de G. Van Bruaene à P. Neuhuys, 21 novembre 1953. Collection privée.

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