Le Bulletin ça ira: historiographie de la revue d'avant-garde du même nom (1920-1923) et des éditions (Michaux, Pansaers e.a.)
J'ai rencontré pour la première fois Marcel Lecomte vers les années 20, du temps qu'il faisait son service militaire, et qu'il était, je crois, caserné à Anvers. J'habitais la rue du Moulin, ainsi dénommée parce que c'est une rue qui tourne comme la fortune.
Crâne tondu, uniforme kaki, Marcel Lecomte venait me lire son poème Irène écrit dans les serres chaudes du désenchantement. Ce qui caractérisait déjà l'homme, c'était une certaine coquetterie, la coquetterie de la lenteur. Nul ne connaît comme lui l'art de décomposer les gestes.
Poésie très élaborée, formulée à voix haute dans l'hyperespace cryptique du rêve ? « Il m'apparut, dit-il, que la création de mythes pouvait mieux m'aider à vivre que la perception du réel immédiat. » Et c'est à partir du Règne de la lenteur que la métaphore devient symbole, se hausse jusqu'au mythe et du mythe jusqu'aux archétypes. « De quels traits se formeraient les dieux s'ils n'étaient marqués de signatures astrales, de celles des plantes et des réseaux les plus complexes et délicats de la pierre ? De quels traits se formeraient-ils, s'ils n'étaient l'alphabet des métamorphoses ? »
Marcel Lecomte me parlait de ses voyages, de ses lectures : il avait été en Thuringe sur les traces d'Hölderlin, en Provence à la découverte des Albigeois. Il me parlait de Paracelse, de Corneille Agrippa. « Tu sais, concluait-il, le monde invisible existe, mais il ne s'occupe pas de nous. » Il m'avait promis un jeu de tarots... Mais aujourd'hui, spectateur effacé, il a quitté cette terre de chair.
Paul NEUHUYS
(Mémoires à dada, Bruxelles, Le Cri, coll.Les Évadés de l'Oubli, 1996)
Irène
À Georges Bohy
Le ciel est dans l'eau
joli poisson bleu
La vie – Irène – est opium à chaque minute
et tu connais la vérité – la plus belle religion
du monde – c'est toi
Bâtis en salles de spectacle tes yeux – on voit –
on voit le soleil qui plonge au crépuscule
et encore le gouffre béant que dérobe le soleil
Toute la lumière s'épanche du sein de la terre
roule sur toi debout le long de ton corps qui
gémit –
violoncelle que fait chanter la corde du vent –
Irène
tes bras tournent dans l'ombre – et ta tête –
clarté bleue – s'incline charmante attendrie
sur un gros nuage qui passe en effaçant la lune –
à l'étang – caressent souriantes – l'eau verte
les algues la mousse végétation souriante – tes mains
- couples d'oiseaux
blancs.
Le soir tu es un désir profond
qui luit comme une feuille de verre
brille feuille à feuille
brin d'herbe géant.
Tout s'écroule de moi.
Tu laisses un dessin sans apparences arabesques
serpente dans le noir – silence.
Demain à l'aube en fleur-de-glace
mon espoir qui tinte au réveil de la forêt
et – femme – tu seras la lune
suspendue à la dernière branche morte.
*
'Irène' parut dans le premier recueil de Marcel Lecomte, Démonstrations (Ça ira, Anvers, 1922).
Marcel LECOMTE, Poésies complètes. Édition établie et présentée par Philippe Dewolf. Postface de Colette Lambrichs. Avec deux dessins de René Magritte. Paris, Clepsydre / Éditions de la Différence, 2009, 253 p.
HFJ