L'étude de Robert Frickx et Michel Joiret sur La poésie française de Belgique de 1880 à nos jours (1977) fut très mal accueillie par les néo-surréalistes belges regroupés autour de Tom Gutt, qui se répandirent en invectives contre les deux (f)auteurs.
À relire le chapitre 'Autour du surréalisme' (pp. 115-143), il est bien évident que Frickx et Joiret, malgré quelques formulations maladroites ou sujettes à caution, ne méritaient certes pas cette déculottée !
Les auteurs soulignent que Dada et le surréalisme « ne se portent pas ombrage et qu'ils ont pu se superposer sans qu'il soit permis de les inféoder l'un à l'autre. »
Si l'on veut cerner le mouvement Dada, il convient de ne pas rester indifférent à la démarche poétique de Paul Neuhuys qui le définit avec humour dans son ouvrage Poètes d'aujourd'hui (1): « Dada ainsi qu'il m'est arrivé de le dire plaisamment consiste à coucher par écrit les choses qui ne tiennent pas debout. (2) Dada instaure une puissance logique négative. Il invertit radicalement la direction de l'intelligence. Dada n'a rien de commun avec tout ce que vous en pensez, car Dada ne se pense pas. »
Entre les mains de Paul Neuhuys, cependant, la poésie semble moins être un instrument de scandale ou de subversion qu'un moyen d'exprimer ironiquement sa nostalgie. […] Ce poète sensible, simple (jamais simpliste) et intelligent a contribué à renouveler en Belgique le langage poétique. Il fut parmi les premiers à utiliser le vocabulaire de la matière, un peu à la manière de Cendrars ou de Thiry. On retrouve dans sa poésie les discordances géniales de Michaux et un arsenal de néologismes baroques, grinçants, quelquefois agressifs. Il use du calembour et parle de l'amour avec une tendresse qui résiste aux pièges du sérieux […]. Le vers est généralement rehaussé de couleurs franches et vives, écartelé quand il le faut et le plus souvent au service d'une imagination débridée.
[…] Auteur, entre autres, de La draisienne de l'incroyable (1959), Neuhuys possède l'art des antithèses et le goût de l'insolite. […] Sa poésie est animée par un réel besoin de connaître, et l'homme en est le centre. Le ton, très souvent ironique, voire acide, devient plus grave quand se pose fugitivement le problème de notre existence. [...] En définitive, si Dada n'a connu qu'une vie éphémère, il fut en Belgique le moyen terme entre la poésie lyrique traditionnelle et les audaces du surréalisme. La révolution pacifique n'aura pas été vaine ni même improductive, si l'on s'en réfère aux arabesques verbales de Paul Neuhuys (pp. 116-118).
Robert Frickx (1927-1998) devint docteur grâce à une thèse consacrée à René Ghil. Du Symbolisme à la poésie cosmique (1962). Dès 1969, il est chargé de cours à la Vrije Universiteit Brussel. En 1971, il y obtient une charge complète et y enseigne la littérature française des XIXe et XXe siècles. Outre des cours de vacances à l'Université libre de Bruxelles, il conservera ces fonctions jusqu'au temps de sa retraite. Il signa ses poèmes, romans et nouvelles et récits sous le pseudonyme de Robert Montal, réservant son patronyme à la signature de ses essais.
Après avoir lu mon second recueil de poèmes (Comme une aile qui se brise..., 1967), il m'adressa un exemplaire de Patience de l'été (1965), rehaussé d'un envoi élogieux que la modestie m'empêche de citer ici.
Je n'ai jamais rencontré Robert Montal, mais pour des raisons sans doute intimes et qui m'échappent aujourd'hui, deux quatrains de ce recueil sont restés gravés dans ma mémoire, surtout le second :
C'était aux bouches de l'Escaut
Dans une vieille cité vide
Qui épinglait le ciel humide
Aux mâts pourris de ses bateaux.
Il me disait : Ne pleure pas,
Demain la mer aura notre âge,
Nous livrerons à notre rage
Tous les pays que tu voudras.
Henri-Floris JESPERS
Robert FRICKX & Michel JOIRET, La poésie française de Belgique de 1880 à nos jours, Paris / Bruxelles, Fernand Nathan / Labor, 1977, 268 p.
(1) Paul NEUHUYS, Poètes d'aujourd'hui. L'orientation actuelle de la conscience lyrique, Anvers, Ça ira, 1922, p. 68.
(2) Dans sa chronique du quotidien De Standaard du 1er février 1936, consacrée au recueil French en andere Cancan (1935) de Gaston Burssens (1896-1965), Marnix Gijsen (1899-1984), critique littéraire redouté à l'époque, citera péjorativement Paul Neuhuys : La tâche du poète consiste à coucher par écrit des choses qui ne tiennent pas debout ».