Un tableau nous propose une représentation singulière. Si celle-ci nous touche, il arrive qu’on veuille en rechercher au-delà de ses données picturales, les ressorts secrets et leur mouvement. On en vient ainsi à s’intéresser au peintre, à son climat spirituel, à son caractère, à sa sensibilité – et de l’esthétique on plonge dans l’humain pour alimenter une vision critique plus vaste et plus aiguë d’un artiste et de son art.
On dira qu’un chef-d’œuvre de Rembrandt se suffit à lui-même, et c’est exact. Mais toute œuvre d’art nous renseigne sur son auteur. La connaissance de l’un et de l’autre facilite la compréhension. S’il arrive qu’il y ait décalage entre les deux, on peut admettre que l’artiste ne se livre pas intégralement dans son art ou qu’il porte un masque dans ses contacts humains. C’est ici que le caractère suscite certaines déviations, certaines incompatibilités (au moins en apparence). L’authenticité de l’intégrité artistique se manifeste aussi sur le plan humain. Voilà pourquoi nous rencontrons Joostens partout et toujours pareil à lui-même.
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Né à Anvers le 18 juin 1889 d’un père tailleur de pierres (à qui l’on doit des restaurations aux églises St Paul et St Jacques, à Anvers) et d’une mère de famille aristocrate, Paul Joostens étudiant, éprouva très tôt l’attrait du gothique. Van Eyck et Memling l’enchantaient et allaient déposer leurs sédiments sur un terrain propice – d’autant plus idoine que l’art de Joostens ne ressemblera pas à celui de ses maîtres anciens.
Envoyé à l’Académie, Joostens y suit les cours du jour et du soir. On le voit ensuite « résidant sans éclat » - selon ses propres termes – pendant un an à l’Institut national supérieur des Beaux-arts. Libérée, sa peinture ne le sera pas encore, révélant des attaches impressionnistes et, comme dans Abondance, une influence de Gauguin.
L’artiste se jette alors dans la bagarre cubiste, mais ce sera pour y livrer un combat personnel dont il sera le premier à profiter. Son cubisme, comme d’ailleurs les objets-construction et les papiers collés qui procèdent du même esprit, le place en tête de l’avant-garde en Belgique, et surtout dans sa ville natale où des peintres retrouveront certains principes essentiels de son art trente ans plus tard ! - Il y a toujours une deuxième avant-garde qui suit la première à distance assez respectueuse pour pouvoir donner le change au grand public et à quelques enthousiastes, ignorant les performances de leurs aînés.
Une première période gothique qui, par l’inspiration, par le climat et même par la facture, révèle l’influence des primitifs flamands, conduit jusqu’aux années trente. Une seconde période, décisive celle-là, s’annonce au cours d’une exposition de 1931. Voici le gothicisme modernisé, « complètement bouleversé – dira Joostens – par la pseudo Marlène Rose-Marie en chair, en os, en paratuberculosie ». Le peintre trouve une nouvelle source d’inspiration : le corps frêle de filles du peuple qui donneront naissance aux « Poezeloes » (prononcez : Pouzelouses), son sujet de prédilection.
Les « Poezeloes », fillettes à peine nubiles, prennent dans son monde une forme qui n’est plus intermédiaire entre l’enfant et la femme mais qui synthétise les deux. Déjà le visage, qu’il tienne plus de la vierge ou de la putain, contient la dose maximale de féminité dans ce qu’elle exprime de plus troublant.
L’entrée en scène des « Poezeloes » inaugure la période de plein épanouissement. Il y avait, avant, une manière et même une empreinte joostensiennes ; il y a désormais un univers joostensien.
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On oublie facilement les dates et les conclusions qu’inspirent certaines confrontations entre artistes méconnus et les « forts ténors » qui marquèrent de leur nom une page de l’histoire de l’Art. Pourtant, pour qu’une révolution réussisse, il importe que le terrain soit favorable ; les grandes idées germent parfois simultanément en des endroits différents, et ce n’est pas un léger décalage entre deux éclosions qui doit nous inciter à ne voir qu’imitation et désir d’être du dernier bateau là où s’exprime un besoin profond, fut-il l’expression d’une crise passagère.
Un peintre ne trouve pas d’emblée le mode qui lui sera propre ; il lui faut acquérir d’abord l’habitude de ses instruments et s’éprouver en cherchant la voie qui s’accorde le mieux aux impératifs de sa nature la plus secrète. Faire un tableau est une chose, faire une œuvre en est une autre. Considérant le chemin accompli par Paul Joostens, on comprend que l’artiste ait d’abord lutté pour vaincre la surface du tableau. La maîtrise vint très vite et, dès lors, il ne restait plus à l’esprit et à la sensibilité qu’à donner l’orientation et à traduire le climat.
Si donc Joostens passa par le cubisme – ce qu’on pourrait appeler sa maladie de chien – ce fut par besoin de libération des entraves du passé. Le danger consistait à découvrir le cubisme sans se trouver soi. Or, l’expérience cubiste de Joostens, qui se produit vers la fin de la première période picassienne de ce nom, l’enrichit en lui donnant la base de son œuvre future. C’est un point à retenir, car il subsiste un souvenir de cette période, et plus : l’armature même de l’univers joostensien.
Peu savent comme Paul Joostens coordonner les débris d’un monde révolu et d’un autre à naître, fondre le multiple dans l’unique par l’intersection de plans et l’enchevêtrement rigoureusement cohérent de lignes et des tons, sans s’abandonner au cubisme proprement dit et à ses pièges desséchant. Est-ce étonnant ? Il n’est que de voir les constructions plastiques à trois dimensions que le peintre compose en matériaux hétéroclites pour comprendre qu’il possède un sens très sûr du rapport des volumes. C’est le même sens, apparemment inné, qui se manifeste dans le cadre d’un tableau, quand les harmonies de solides se décomposent en plans sur une surface pour y recomposer l’ordre interne correspondant.
Pourtant l’artiste garde une cérébralité qui risquait de l’engager sur les voies de l’antipeinture à laquelle aboutit aussi bien une expérience cubiste poussée jusqu’à l’abstraction qu’une tendance au surréalisme à fabriquer des chromos. Paul Joostens refuse de sacrifier l’esprit à la peinture ou la peinture à l’esprit. Il ne renonce pas pour autant aux ressources de l’imagination ; mais il sait les exploiter avec mesure.
La mesure naît d’une discipline de l’artiste. Elle résulte aussi d’une polarisation de tendances extrêmes. Celles-ci prennent divers aspects et déconcertent : l’imagination puisant l’inspiration simultanément dans un Moyen âge gothique et dans l’ère des machines, climat d’un monde religieux par un artiste qui ne l’est point, goût de la fillette prépubère et du visage sophistiqué de la vamp (genre étoile du cinématographe), cérébralité et sexualité, que de contrastes dont on pourrait allonger la liste !
Ce choix paradoxal n’empêche pas Joostens de bâtir un monde cohérent qui est authentiquement le sien. On y accède en contemplant son œuvre comme en pénétrant dans son logis, au premier étage de cette maison qui fut celle de Jean Bruegel II, au no 9 de la Kolveniersstraat à Anvers.1 Sans doute n’y trouve-t-on guère la preuve tangible d’un intérêt pour les perfectionnements du monde mécanique, mais au moins y découvre-t-on une tendance parallèle que le maître de céans affirme avec un souverain mépris : l’aversion pour la Nature.
Dans « Christ retrouvé » - suite de textes réunis dans le recueil La Vierge boréale – il écrit : « Je peux concilier le contre-fort d’églises et la cheminée d’usine – Mais je ne peux pas concilier l’homme avec la Nature de Dieu le Père ».
Jusqu’à l’alternance du jour et de la nuit et jusqu’au changement des saisons qui le crispent.
Ce sentiment est tel que Joostens n’hésite pas à exclure de son univers arbres, fleurs et verdure. Le minéral et le métal remplacent avantageusement le végétal. Dans son intérieur un morceau d’étoffe cache le bas de la fenêtre et la vue sur un jardin orné d’hélianthes.
- Ils ne dureront plus longtemps, dit-il avec satisfaction.
Pourtant cet ennemi des plantes conserve des fleurs artificielles dans un coin de sa chambre. Pourquoi ?
- Parce qu’elles restent belles pour l’éternité…
Même le soleil est proscrit. Son apparition est accidentelle, accessoire. Décanté de son pouvoir lumineux, il est tache et non source. Partisan convaincu de la lumière artificielle, c’est à elle qu’il recourt pour conférer à son univers cet éclairage insolite mais féerique, au demeurant susceptible de modifier parfois une idée préconçue du rapport des tons. Les grands révolutionnaires ne sont pas des destructeurs. Quand Joostens bouleverse une routine, c’est parce qu’il est capable de créer des harmonies nouvelles.
Si d’aventure il consent à utiliser la lumière naturelle, ce sera en la tamisant comme à travers les vitraux d’une cathédrale.
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Il y a une époque de Joostens qu’on pourrait appeler religieuse. Ses madones sont l’œuvre d’un peintre mystique. Une certaine austérité de ton, un effacement du détail précis mais neutralisé confirme ce point de vue, si paradoxal soit-il, car il faut bien s’entendre : l’artiste se réfère à un climat spirituel, sans plus. Il s’en évadera d’ailleurs, partiellement, pour composer ce monde étrange, carrefour d’interférences inattendues d’où surgit une madone-fillette-poupée-vamp dans un décor de crime, dans une atmosphère de folie sexuelle.
Hollywood, synonyme de mauvais goût, renaît sous le pinceau de Joostens qui réussit à planter un décor, indéfendable en technicolor, mais parfaitement justifié quand il l’anime dans le cadre d’un tableau. La perversité de l’esprit s’y développe avec assez d’autorité pour laisser un doute sur la nature véritable de ses personnages. Que sont-elles, en effet, ces filles-femmes qui prennent, selon les époques, le visage de Marlène Dietrich, de Veronica Lake, de Lauren Bacall, et qui souvent hésitent à être madones ou putains ?
La question que l’on se pose sur la nature des personnages surgit du choix des couleurs autant que du tracé de la ligne. La ligne permet de construire et Joostens n’ignore nul des secrets de la composition. Mais la couleur n’est pas seulement remplissage de surfaces, nuance ou dosage de lumière, elle est aussi élément de construction. – Preuve convaincante de la santé picturale de l’œuvre, ce qui importe en premier lieu.
Par un choix de tons qui lui est propre, Joostens introduit l’équivoque de ses personnages et leur confère une sorte de dignité dans le mystère – un mystère empreint d’une gravité quasi métaphysique malgré tel aspect parfois carnavalesque. Au demeurant le mot « carnavalesque » ne vient à l’esprit que dans le sens où il est applicable sur le plan littéraire, à Michel de Ghelderode. Le sordide se déguise en arlequin. Mais précisons : il ne s’agit pas d’un sordide de taudis. Le contenu de l’art joostensien dépasse la simple revendication sociale comme il dépasse l’anecdote littéraire qui rend cet art apparemment accessible pour des raisons somme toute secondaires mais qui prêtent à confusion tant que le public attache plus d’importance à ce qui est représenté qu’à la façon de le faire.
D’ailleurs – faut-il le dire ? – comme tout peintre digne de ce nom, Joostens ne se borne pas à représenter mais s’emploie à signifier. Point de doute qu’on ne puisse consacrer un fort volume à la signification de son art.
Il nous paraît superflu d’appeler Baudelaire, Schwob ou Villiers de l’Isle-Adam à la rescousse, comme d’aucuns l’ont fait, pour expliquer le cas d’un artiste qui est le premier à ricaner quand on lui cherche de telles références. Joostens, qui écrit énormément, s’explique lui-même. Témoin ce texte :
Le 49e Salon de L’Art contemporain où il occupa une place d’honneur, lui permit de
situer une éthique européenne moyenâgeuse, non seulement par la forme plastique décorative mais en dépassant toutes les stéréotypies de l’iconographie et en y surajoutant des évidences matérielles vécues personnellement.
Je fus au service d’une Europe délinquante qui n’a pas honte d’avouer son déclin en invoquant les splendeurs de son passé et j’ai le droit d’inventer Mon Empreinte selon des lois qui me sont propres.
J’ai travaillé, pensé, peint, écrit pour rendre témoignage de la vie morale de l’humanité toujours en marche, jamais immobile.
L’amateur trouvera là une confirmation de la position affirmée et réaffirmée par une œuvre picturale et graphique d’une part et d’autre part par une œuvre littéraire sur laquelle s’étend le mystère de l’inconnu, l’auteur n’ayant publié que deux recueils. Si le premier, Salopes (1922), exemple de littérature d’avant-garde, opère une sorte de reclassement des mots qui éclatent sous un éclairage nouveau et témoigne des préoccupations esthétiques du moment, le second, La Vierge boréale (1939), traduit un climat spirituel avec ses obsessions particulières et révèle une autre équivalence, notamment avec le monde pictural post-gothique, élaboré dans l’entre-deux guerres et enrichi depuis lors.
Ces textes sont une nouvelle garantie d’authenticité. Ils éclairent un point sur lequel l’œuvre peinte pourrait inspirer des illusions : le climat religieux de tant de tableaux. Une sorte de ferveur à rebours anime ces compositions sans qu’il soit possible d’en distinguer au premier abord le caractère de révolte – cette révolte qui apparaît comme la foi d’un artiste vivant hors catholicisme mais qui rejoint Christ par dessus tous les catholicismes, parce qu’il est des sillages dont on ne s’évade pas.
Hors catholicisme devient synonyme de hors la loi. Joostens en forge une nouvelle, à l’usage de ses créatures, recueillies comme pour vivre à fond leur destin d’apocalypse.
Tout ceci ne serait que vaine littérature si Joostens se contentait d’une expression académique. Heureusement, il peint. Les amateurs d’étiquette ont beau faire, il ne se laisse pas embrigader sous un pavillon-isme. Que d’aucuns le relèguent parmi les tenants du surréalisme illustre assez la confusion des esprits en matière de tendances esthétiques. S’il fallait pourtant sacrifier à la mode des étiquettes, le mieux serait d’en inventer une. Et c‘est le plus bel hommage que l’on puisse rendre à un artiste original.
Alain GERMOZ
(A propos de la genèse de ce texte, voir notre blogue du 12 décembre 2008.)