1924 ne voit pas seulement la parution de L'Année poétique belge, préfacée par la comtesse de Noailles, mais également celle de l'anthologie de « La Lanterne sourde », Poètes belges d'esprit nouveau.
La Lanterne sourdeétait une revue d’étudiants de l'Université Libre de Bruxelles, fondée en 1921 par Paul Vanderborght (1899-1971), qui connaîtra quatre numéros. À la fin de l’année 1922, le périodique fusionne avec Le Disque Vert, importante revue de l’avant-garde belge, animée par Franz Hellens. Les deux organes paraîtront jusqu'en janvier 1923 sous le titre Écrits du Nord.
L'Année poétique belge, préfacée par Anna de Noailles, regroupe 81 poètes. (Cf. le blogue du 8 août 2011.)Quant à Paul Vanderborght, il réunit 35 poètes d' « espritnouveau »:
...j'estime n'avoir pas point répété les anthologies belges qui naissent un peu partout : académiques, guerrières, neutres, neutres comme des voix de chapelle Sixtine.
J'ai groupé ici, occasionnellement, des collaborateurs, des indifférents, des adversaires ; ils n'ont pas, je l'assure, à se juger implicitement compromis par ma signature. Ce livre n'a que la valeur d'un document. Il aidera le public universitaire et les lettrés en général à juger un peu, d'après ces poèmes et ces proses poétiques publiés depuis l'armistice ou inédits encore, des poètes que M. De Bongnie, censeur pointilleux, voudra bien me permettre d'appeler « poètes d'esprit nouveau ».
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Une première constatation s'impose : 19 poètes figurent dans les deux anthologies (Maurice Casteels, Leon Chenoy, Bob Claessens, Emile de Bongnie, Désiré-Joseph d'Orbaix, Paul Fierens, Herman Frenay-Cid, Robert Goffin, Herman Grégoire, Robert Guiette, Franz Hellens, Georges Linze, [Robert] Mélot du Dy, Paul Neuhuys, Jean Teugels, Henri Vandeputte, Lucia Van Dooren, Jules Vingternier et Robert Vivier), ce qui exprime un consensus quant à leur place dans les lettres « belges ». Pour les initiés, cette constatation n'est pas sans importance...
Témoignant de flair, Paul Vanderborght réunit 16 poètes d' « esprit nouveau » qui ne figurent pas dans l'anthologie de La Renaissance du Livre : Pierre Bourgeois, Eric de Hauleville, Paul Desmeth, Sébastien Dongrie, Camille Goemans, Raoul Grimard, Augustin Habaru, Roger Kervyn, Léon Kochnitzky, Marcel Lecomte, Odilon-Jean Périer, Charles Plisnier, René Purnal, Paul Vanderborght, J.J. Van Dooren et René Verboom.
Pierre Bourgeois participait à l'organisation des activités de La Lanterne sourde, dont il sera co-directeur avec Paul van Ostaijen et René Verboom.
Camille Goemans, Léon Kochnitzky et Odilon-Jean Périer, proches du cercle estudiantin, collaborèrent aux Écrits du Nord. Marcel Lecomte et Charles Plisnier avaient déjà tous les deux publié aux éditions Ça ira.
René Verboom avait fait ses débuts dans Résurrection, la revue de Carl Sternheim et Clément Pansaers, qui n'en déplaise à Larousse, n'avait rien de « dadaïste ».
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Dans la livraison datée de juillet 1924 de La Bataille littéraire, Odilon-Jean Périer publia une note désinvolte à propos de l'anthologie composée par Paul Vanderborght :
Cette Anthologie a trouvé une sorte de justification: d' « Esprit Nouveau » affirme-t-elle. Cela ferait une unité? Mais il ne s'agit que d'un titre.
M.Verboom est un poète, et Frenay-Cid aussi (peut-être) mais – d'esprit nouveau ? Dans ce cas... Conrardy? Nothomb ? Et Giraud ? Si l'esprit nouveau est 'cela', avouez mon cher Vanderborght, que ce n'était pas la peine de changer!
Parlons un peu de ces poètes.
Pour la plupart ils ont une grande originalité: ils écrivent en prose. Je ne parle pas ici de M. Marcel Lecomte qui est poète, absolument, ni de mon cher et vieil ami Raoul Grimard, qui ne l'est pas du tout – mais qui écrit fort bien; – mais je pense à MM. J.J. Van Dooren, Linze, Pierre Bourgeois (pour ne citer que les plus plats); à Camille Goemans, qui écrit une prose du même aspect (bien qu'autrement intéressante!) et qui est métaphysicien.
Ne croyez pas que je demande à ces Messieurs de la Musique.
Mais enfin, il y a un ton, il y a une 'allure poétique' qui n'est pas celle de la prose. Je trouve assez décourageant de devoir redire de telles choses.
Périer affirme que Paul Desmeth est poète, Pierre Bourgeois non. Quelques-uns des auteurs repris dans l'anthologie
ne sont que poètes (c'est un éloge!) : Desmeth, Lecomte, Hellens (surtout dans de petits poèmes qu'on ne retrouve pas ici […]), Paul Neuhuys (quand il ne pense pas à ce qui se fait à Paris), Fierens (avant de rencontrer Jean Cocteau), Eric de Haulleville (quand il ne le fait pas exprès.)
Quelques poètes échappent à toutes classifications.
Ce ne sont pas les moins vivants: René Purnal, Robert Guiette, Vandeputte, D.-J. D'Orbaix.
En conclusion, Périer formule un lieu commun: l'anthologie n'est pas complète.
On peut ne pas aimer du tout M. Paul-Gustave Van Hecke, mais enfin il a de l'allure. Henri Michaux écrit en prose, mais il est beaucoup plus poète que la plupart des précédents.
Je signale ces omissions à Vanderborght, pour le cas où il préparerait une édition nouvelle de son Anthologie. – Peut-être est-ce son intention, car il a le goût du martyre.
Ce numéro de La Bataille littéraire (« dit de... juillet » 1924), le septième de la sixième année, sera le dernier.
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Paul Neuhuys notera laconiquement dans ses mémoires:
Dans l’anthologie de la Lanterne sourdeoù nous figurions tous les trois, Bourgeois, Linze et moi, Bruxelles, Liège, Anvers se donnaient la main par-dessus nos dissensions régionales.
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Mme Mélanie Alfamo a publié la première étude sur le groupe « La Lanterne sourde », surtout connu par la centaine de manifestations culturelles (concerts, expositions, conférences) auxquelles participèrent de grands noms comme James Ensor, Blaise Cendrars, Le Corbusier, Jules Romains, Stéphane Zweig.
Henri-Floris JESPERS
Mélanie ALFAMO, La Lanterne sourde 1921-1931. Une aventure culturelle internationale, Bruxelles, Éditions Racine, 2008, 183 pp.
À ce sujet, cf. les notes de lecture de Robin DE SALLE et de Henri-Floris JESPERS, parues dans le numéro 36 du Bulletin de la Fondation Ça ira, décembre 2008, pp. 41-43 et 43-44.
Voir également:
René FAYT, 'Paul Vanderborght et le mouvement La Lanterne sourde', in Bulletin de la Fondation Ça ira, no 37, mars 2008, pp., 23-27.