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7 novembre 2009 6 07 /11 /novembre /2009 13:27

  Après le scandale provoqué par La Source et l'infini (cf. le blog du 4 novembre), Paul Neuhuys entend se racheter auprès de sa famille, et surtout aux yeux de sa mère, et passe d'une poésie quelque peu maniérée et sensuelle à ce qu'il qualifiera lui-même de “prouesse de rhétoricien”. Sous l'occupation allemande, de délit, la poésie devient acte emblématique de vertu. Neuhuys écrit des poèmes exemplairement empreints de bons sentiments et de pensées élevées, entonnant la louange du roi Albert I, “l'archange”, ou couvrant d'injures le Kaiser, “cyclope cruel”. Le devoir patriotique accompli, les strophes vengeresses bien décochées, c'est toutefois le désir de confession qui ne tarde plus à reprendre le dessus.

Loin du Tumulte, le second recueil de Neuhuys, paraît dès la fin de l'occupation en 1918 chez Pierre Dirix à Anvers.

*

Le cycle 'Trois anversois' porte en épigraphe une exhortation de Victor Hugo:

Admire, c'est ainsi qu'on monte au firmament;

Comprendre le génie est le commencement.

Neuhuys y invoque Émile Verhaeren, “maître bien aimé”, “sublime somnanbule”, “notre hidalgo halluciné” – “Lui, qui domptait les mots comme on dompte les fauves”.

Le jeune poète reconnaît devoir à Georges Eekhoud la découverte de l'amour du genre humain, “généreuse utopie”. C'est l'auteur du Cycle patibulaire qui lui fit prendre conscience de la grandeur du petit peuple, qui lui apprit que c'est parmi les “gueux” et les “voyous martyrs” que naissent les poètes.

Enfin, dans un hommage daté de fin décembre 1916, c'est le “maître mystérieux”, “inouï Salomon”, qui est évoqué, Max Elskamp.

 

Max Elskamp

Poète au pâle front, de bénévole augure,

Qui te réclames de l’enfant fervent, encor,

Ta muse, en s’arrangeant avec grâce, inaugure

Un mode d’éprouver et de s’exprimer d’or.


Ce langage fleuri, qui reflète un remous

D’abysses bleus, de vergues d’or, d’étoiles frêles,

Parfois complique si infiniment ses ailes

Qu’il devient douloureux à force d’être doux.


Peintre qui te dédies aux maîtres primitifs,

Le ton de décadent dont ta palette est pleine

Aux anges de Memling pose un reflet furtif

De mauve Mallarmé et de doux bleu Verlaine.


Ton âme d’enfant clair, miniature d’un ciel

Qui se complait toujours aux grotesques candides,

Est sage comme ces images de missel

Dont s’est enluminé ton horizon limpide.


Penseur fervent, penseur profond, penseur fragile,

Tes mots, à force d’être simples, sont hardis;

Ils répandent une grâce d’outre-Évangile

Qui nous apprend comment on parle en Paradis.


Parmi toutes les nefs que ton rêve imagine,

Il en est une dont le sourire amical

T’invite à découvrir, pour ta tristesse fine,

Un domaine vraiment, vraiment dominical.


Tu rêves d’Orient, alors, et t’extasies

Vers l’Archipel fleuri et le steppe nacré;

Tu voudrais te choisir dans la lointaine Asie,

Au sein des alizés, un asile sacré.


Tu rêves du pays salubre, atténué

Par des mœurs s’inclinant au gré des moussons chaudes,

Et où, après avoir, gracieux, évolué,

Les paons fiers font la roue au sommet des pagodes.



Là, des plumages d’or brillent dans l’air doré;

Dans l’onde pacifique où nagent des dorades,

Le soleil plonge, au soir, son grand disque adoré,

Quand le geai pousse un cri sur son palais de jade.


C’est là que tu prends ta sagesse quotidienne;

C’est là que tu voudrais, inouï Salomon,

T’étendre infiniment, quand l’ombre méridienne

Va se projeter sur l’admirable gnomon.


Le soleil comble d’or ce pays indolent,

Où des femmes, fleurs que le désir enveloppe,

Pour s’offrir à vos sens, s’avancent, à pas lent,

Parmi les tournesols et les héliotropes.


Et tu causes ainsi d’une Chine bénie,

En levant un index philosophique et las,

Et quand ta voix se tait, rêveuse... tu t’écries:

Je ne sais pas, vraiment, pourquoi je vous dis ça.


Tu es le mieux-disant, ô maître, sur ta bouche

Viennent s’épanouir de blonds Eldorados;

L’Europe te fait peur, toi, celui qu’effarouche

La goétie monstrueuse des ghettos.


Ô Max Elskamp, ô mon maître mystérieux,

Par ces temps menstruels, j’aime, dans notre fange,

Découvrir, un à un, les arcanes pieux,

Dont tu tressas, jadis, ta candide Louange.


Ce que n’oubliera jamais mon cœur sincère,

C’est la minute de bonheur effarouché,

L’instant inespéré de confusion chère,

Où vers moi, votre front, bienveillant, s’est penché.


Comme il se doit, cet hommage du disciple contient des allusions précises à l'œuvre du maître. Mais l'évocation d'Elskamp parlant “d'une Chine bien bénie” répercute des conversations bien réelles, car l'œuvre du maître, en décembre 1916, ne contient encore aucune allusion à cette contrée combien pour lui fabuleuse.


Neuhuys allait “assez régulièrement” voir Elskamp dans son hôtel de l'avenue Léopold.

Dès l'entrée, introduit par un domestique au salon du rez-de-chaussée, on était assailli par des dragons chinois, des estampes japonaises et une horloge dont le cadran indiquait le mouvement du soleil à travers les signes du zodiaque. Après quelques instants d'attente, le poète nous recevait au premier étage. Il m'ouvrait, à l'écolier des lettres que j'étais alors, tous les recoins de sa bibliothèque: Mallarmé, Villiers, Suarès. Elskamp était mon école du soir, mon université populaire.

[…] Il me parlait de la Chine, de la poésie, des nègres, des juifs et des flamingants... […] Il y avait dans son accueil quelque chose d'ineffablement bon, mais aussi de cruellement désabusé.


Dans sa préface, Elskamp développe une conception mystique de la poésie: celle-ci est le reflet du monde imaginal (1) dans lequel elle prend racine.

Henri-Floris JESPERS

(1) Le terme "imaginal" (par opposition à "imaginaire") est emprunté à Henry Corbin - j'y reviendrez.

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