C’est dans le courant du premier trimestre de 1954, sur les instances de Paul Dewalhens, que le troisième numéro de temps mêlés est adressé à Paul Neuhuys. André Blavier — qui signe “le commis aux écritures” — incite Neuhuys à faire quelque publicité à temps mêlés dans la région anversoise, et lui envoie « deux prospecti à effet d’abonnement, car hélas nous sommes toujours à crier misère, ni l’UNESCO ni la CECA ne nous soutenant. »
« J’espère, écrit-il, que notre effort vous plaira. Vous pouvez à tout moment vous y associer (un texte pourquoi pas ? vous voyez les dimensions). J’espère surtout, très franchement, que vous vous abonnerez. Je suis confus d’insister, mais un abonnement, c’est pour nous une page de plus à tm ! »
Répondant le 5 mars 1954, Neuhuys déclare s’abonner et souligne que c’est Édouard Jaguer, le directeur de Phases, qui lui a signalé l’existence du groupe temps mêlés : « Je ne manquerai pas de dire combien ce nouvel effort des jeunes me paraît d’autant plus méritoire que les temps sont plus mêlés. » Il transmet l’adresse de Gilbert Sénecaut et de Georges Mariën, “un pharmacien très au courant des dernières spécialités surréalistes et qui collabora naguère à l’Invention Collective.”
En 1955, Neuhuys reçoit un coup de téléphone d’un libraire parisien, Chatté (“Chatte avec un accent aigu”): « Je vous téléphone sur la recommandation de Jean Paulhan. Je suis au buffet de la gare d’Anvers. Pouvez-vous m’y rejoindre ? Vous me reconnaîtrez aisément : je porte une casquette et ressemble à Marcel Aymé. »
Neuhuys y trouve “un homme charmant” qui veut se procurer la collection complète des éditions Ça ira. Ce sera le début d’une brève mais vive amitié.
Lors d’une seconde visite de Chatté, le 25 mars 1956, Neuhuys le remercie à sa manière de la sympathie que le libraire lui témoigne. Il note dans ses mémoires : « … je le conduis dans les quartiers chauds du port et lui offre une de ces fenestrières dont il se montre friand. Fille d’amour, gage d’amitié. C’est un chaud lapin, ce Chatté-là ! »
Chatté s’intéresse beaucoup à temps mêlés. Neuhuys fait part à Blavier des desiderata du libraire et joint à sa lettre le montant de son abonnement. Début avril, Blavier se rend à Paris où il voit Chatté. Dès son retour, éreinté par douze heures de chemin de fer et “(l)es yeux comme une maison de passe”, il écrit à Neuhuys : « Merci pour votre lettre, qui m’a permis de rentrer quelque argent pour tm. Merci pour votre abonnement ! Chatté me parle de vos cerises. Il est très bien, cet homme d’ailleurs. » Blavier a rapporté de Paris quelques livres pour Neuhuys, qui le remercie d’avoir bien voulu s’en charger : « J’aime beaucoup faire le voyage de Paris n’était-ce toujours si fatigant et ces émotions commencent à n’être plus de mon âge. »
Après avoir laissé sans réponse une lettre de Neuhuys qu’il qualifie de “si gentille”, Chatté s’explique le 7 juin 1956 : « Hélas ! peu de temps après être rentré de Belgique j’ai été à nouveau malade et j’ai dû implorer la Fée Électricité, ce qui m’a beaucoup fatigué. » (En 1960, Pascal Pia rapportera que Chatté « a dû revenir périodiquement dans des maisons de santé pour y subir des traitements électriques auxquels il ne se soumettait qu’avec terreur, quand il lui était impossible de les différer. À cause de sa névropathie, ses amis craignaient qu’il ne finît par se détruire. »)
Chatté a déjeuné avec Jean Paulhan, lui a dit le plaisir qu’il a eu à connaître Neuhuys, à qui il adresse un exemplaire de L’Aveuglette (1952) : « J’attire votre attention sur le mot de J. P. que vous trouverez glissé à la première page. J’ai pensé qu’il vous serait plus agréable de lire de sa main ce qu’il me conseillait de vous écrire et je suis tout content de vous avoir été utile si peu que ce soit. » Jean Paulhan avait écrit, de sa belle écriture ferme et nette : « C’est rudement bien l’Herbier magique d’Uphysaulune. Pourquoi ne le donneriez-vous pas à la N.R.F.? » Dans une lettre à Franz Hellens, datée du 15 juin 1956, Neuhuys qualifiera L’Aveuglette de “petit ouvrage où il est dit, à peu près, qu’en groupant les mots à l’aveuglette il nous est permis parfois de mieux les voir (en les regardant moins).”
Chatté a également négligé temps mêlés, et Neuhuys, Monsieur Bons offices, écrit le 20 juin à Blavier : « Je reçois une très aimable lettre de Robert Chatté où il me charge de vous dire qu’il n’oublie pas la promesse de petits textes pour les temps mêlés et que seul son état de santé l’a mis dans l’impossibilité de vous écrire. »
En 1956, Neuhuys voyage à Paris et séjourne du 19 au 30 août chez Franz Hellens à La Celle-Saint-Cloud. Prévenu, Chatté ne réagit que le 16 août : « Je suis confus du retard avec lequel je réponds à votre divine lettre du 5. Excusez-moi ; cependant je ne suis pas seul coupable. En effet, je pensais que vous aviez de mes nouvelles précises par André Blavier que j’ai vu à Paris le 31 juillet. (…) Il avait bien voulu, fort gracieusement, se charger de faire passer pour moi une annonce dans le journal le plus indiqué d’Anvers, demandant à louer, à la journée, une chambre et cuisine du 11 au 18 août. Je l’avais encore prié de faire adresser les réponses éventuelles à mon nom, à votre adresse…, etc. Depuis, aucune nouvelle de lui, sinon indirectes et charmantes. Puis vous m’avez prévenu de votre projet de venir à Paris alors que je souhaitais aller à Anvers surtout pour être proche de vous durant quelques jours de détente et d’activité très modérée. Je renonce donc à partir maintenant car je serai tout aussi content de vous voir à “Montmertre”. Êtes-vous fixé maintenant sur la date de votre séjour, je n’ai pas de projet de vacances avant septembre. » Il n’est pas probable que cette lettre ait atteint Neuhuys avant son départ. Dans ses Mémoires à dada (1996), Neuhuys note : « Certain soir j’allai relancer Chatté dans sa librairie de Montmartre, rue d’Ursel face au square d’Anvers. Chatté est libraire en chambre, tenant une véritable librairie au sens où l’entendait Montaigne. (…) La fenêtre s’ouvre sur le Sacré-Cœur. Nous descendons vers les boulevards dans le but d’y rencontrer quelque accorte péripatéticienne mais hélas, c’est l’époque des troubles algériens et nous assistons à une rafle sur le Topol. Nous échouons dans un bistrot où, devant un café serré à l’italienne, nous parlons femmes, livres, théâtre… »
Neuhuys réfléchit beaucoup à la proposition de Blavier de faire l’historique de Ça ira ! mais il lui confie le 23 octobre 1956 être “en ce moment repris par d’autres occupations”.
« Ainsi j’ai rencontré Tristan Tzara, l’autre jour à Anvers où il faisait une conférence sur l’Art Nègre, plus spécialement le Masque dans l’art nègre. L’érudition est-elle le masque de Dada ou Dada n’a-t-il été que le masque de l’érudition ? Toujours est-il que Tzara semble vouloir minimiser le mouvement dont il fut le promoteur : “Dada, c’est le droit à l’arbitraire … on ne peut rester Dada toute sa vie…” Voilà de quoi truffer, comme vous dites, mes souvenirs sur Ça ira. Qu’en pensez-vous ? » Il informe Blavier que Tzara possède “pas mal de manuscrits et lettres de Clément Pansaers”. (Dans Mémoires à dada il qualifiera la conférence de Tzara au Musée des Beaux-arts d’Anvers de “longue comme la rue La Fayette”…) Enfin, il saisit l’occasion pour offrir à Blavier, en témoignage de l’amitié et de l’admiration qu’il porte à temps mêlés (“dont chaque numéro m’est un petit régal”) un exemplaire de l’Apologie de la paresse de Clément Pansaers, paru en 1921 aux éditions Ça ira.
Le projet de consacrer une livraison de temps mêlés à Picabia et Pansaers prend forme et Blavier peut d’ores et déjà se réjouir des collaborations de Queneau, Man Ray et Soupault. Neuhuys lui confie “Le Microbe Vierge”, un court texte qui illustre sa manière de travailler : il ne s’agit ni d’un témoignage ni d’un essai, mais d’une juxtaposition de propositions quasi aphoristiques et soigneusement frappées :
Dada, comme l’affirmait Clément Pansaers, a voulu être le mot d’ordre d’un certain esprit.
Dada, microbe vierge, existait bien avant qu’il ne fût identifié à Zurich pendant la première guerre mondiale.
On peut parler de diaspora Dada.
Déjà le dadaïsme est une dégradation de Dada. (…)
Pansaers parle (…) de “déblayage brutal”, et serait en droit de s’écrier aujourd’hui : “Qu’est-ce que c’est Sartre, Breton ? Connais pas, connais pas.” Car ce qui attire dans Dada, c’est à la fois le nihilisme et le juvénilisme.
Entre l’existentialisme, démission devant l’absurde, et le surréalisme, rémission par le merveilleux, il y a Dada, qui est le fléau de la balance.
Le code Dada s’établit sur un critérium clair et net : Les individus se ressemblent par leur dissemblance. L’individu seul est nature et peut condenser sa pensée en un mot, un geste, un objet.
Mais aussitôt qu’un groupe de dadaïstes ne songea plus qu’à épater la galerie, il perdit sa raison d’être et devint Tam-Tam Réclame.
Blavier — “fort encombré : plus de boulot que de fric” — semble bien avoir espéré une contribution plus concrète. Il remercie Neuhuys pour son “beau texte”, mais peut-être pourrait-il "y ajouter des souvenirs d’éditeur, non ? Ou sera-ce pour une autre fois, un cahier tm tout entier ? Je crois que ce serait intéressant : au fond, les débuts de la litt. en Belgique." Il prie également Neuhuys de voir auprès de Paul Joostens s’il n’a rien, texte ou cliché, pour le numéro Picabia/Pansaers. “Ce sera une grosse affaire, près de 100 pages.” Enfin, il lui signale que Chatté est décédé, “récemment sans doute, mon courrier revient avec la sinistre mention. J’ai de lui qq. chansons que je publierai un jour”.
Répondant le 10 octobre 1957, Neuhuys souligne que Chatté “aimait Anvers et parlait d’y venir passer des vacances. Je m’apprêtais à le recevoir et voilà … on ne se reverra plus à l’ombre de la cathédrale, lui qui s’intéressait comme moi, en poète, à la prostitution.” En post-scriptum, il ajoute : “Je m’intéresse aussi beaucoup, comme Chatté, aux femmes de lettres. Chacune est un exemplaire original et un numéro spécial.” (Il reprendra cette formule en 1965, à propos de Jacqueline Ballman: “J’ai toujours beaucoup aimé les femmes de lettres. Qu’elle soit juchée sur les cothurnes de la suffisance ou, au contraire, d’une spontanéité dont nous avons perdu la recette, chacune est un exemplaire rare, une édition originale.”) Quant à une collaboration éventuelle de Paul Joostens au numéro Picabia/Pansaers, Neuhuys se contente de transmettre l’adresse du peintre, sans aucun commentaire. Il avait certes de bonnes raisons…
Henri-Floris JESPERS