Vers 1925, Neuhuys s’était rapproché de Maurice Gauchez, et ce sera dans La Renaissance d’Occident qu’il soulignera « la grande pitié des lettres en Belgique », l’un des thèmes sous-jacents de Pittacus. Ce fut par cet article que le public apprit le transfert de Max Elskamp, atteint de la manie de la persécution, dans un « sanatoire » à Bruxelles, information reprise à Paris par les Nouvelles littéraires qui souligneront, le 15 octobre 1927, que Neuhuys, tirant le triste portrait de l’écrivain belge exilé dans son propre pays, pousse les choses un peu trop au noir. Le lendemain, La Flandre libérale s’inscrira en faux contre « les termes aussi injustes que peu aimables » que Neuhuys emploie pour fustiger la presse.
Les lettres belges, écrivait celui-ci, n’ont cessé d’être traitées avec la plus morne indifférence et n’atteignent le public que longtemps après la mort de l’auteur, parce qu’elles ne rencontrent qu’antipathie de la part du pouvoir et que la presse tient systématiquement ses lecteurs dans l’ignorance complète de tout ce qui se fait chez nous en matière littéraire… Un grand nombre de journaux qui, pour toute autre question que la littérature, prétendent veiller jalousement à l’indépendance nationale, la relèguent dans l’ombre avec un cynisme invraisemblable lorsqu’il s’agit d’une production littéraire.
C’est dans la même foulée que Neuhuys tient le 30 octobre 1927, à la tribune du cercle anversois de La Renaissance d’Occident, un mordant exposé sur « le rôle des écrivains en Belgique ». Qualifié par un auditeur de disert et enthousiaste, ironique et lyrique tout à tour, le conférencier remet en mémoire le rôle des « Jeune Belgique », qui créèrent l’atmosphère nécessaire à l’éclosion de grandes œuvres. À cette époque les écrivains belges prétendaient ne s’identifier ni aux Français ni aux Hollandais. Il souligne que les écrivains dressent la feuille de température d’une société malade et reflètent la vie intime d’une nation. C’est en obéissant à l’instinct de la race que leur œuvre atteint une portée universelle.
Il développera ce thème dans une lettre qu’il adresse en novembre 1927 à Michel de Ghelderode, après la lecture de Faust et de Vénus :
« Je viens de lire avec un plaisir intense vos deux pièces. Vous y faites preuve, tout en restant de votre race, d’un esprit de synthèse peu commun. Que cela nous change du surréalisme frelaté des Ribemont-Dessaignes. »
Curieux ce coup de bec de Neuhuys à celui qu’il considérera comme l’un des seuls authentiques dadas français (avec Pierre Albert-Birot et Benjamin Péret) ; et quand il évoquera Ça ira ! et Dada, les points cardinaux correspondant à « une des périodes les plus heureuses de [s]a vie », c’est au Serin muet qu’il fera allusion, que « nous jouions entre nous et pour notre seul plaisir ». Mais en 1927, c’est bel et bien la pensée restauratrice qui l’emporte : s’adressant à Ghelderode il lui écrit dans un bel élan :
« Vous êtes le plus « moderne » de nos auteurs parce qu’il y a en vous toute une tradition qui se déchaîne. Vous êtes le plus fort parce que c’est dans l’expérience de la vie que votre imagination puise sa nourriture et que c’est en approfondissant les besoins de notre triste pays que vous vous élèverez à un art international. »[1]
Depuis la guerre, notre littérature est désemparée, constate Neuhuys dans sa conférence, elle a des détracteurs nombreux, surtout en Belgique. Car l’ennemi est parmi nous : les pouvoirs publics, une presse généralement indifférente et les agents de librairie. Les parlementaires s’occupent d’engrais, de réformes fiscales, de raids aériens, mais non de littérature. Peu de journaux ont une chronique régulière des livres belges, les libraires n’exhibent pas les œuvres belges à leur devanture et, en outre, nos écrivains souffrent des agissements des insupportables mandarins de la critique qui les découragent.
À la fin de l’année, Neuhuys récidive.[2] Le 21 décembre 1927, devant un auditoire de plus de deux cents personnes, la tribune libre « Le Rouge et le Noir » fait ses débuts au Cygne, Grand’Place à Bruxelles. L’initiateur Pierre Fontaine, à partir de 1930 directeur de la revue du même nom, avait annoncé que la bonne humeur et la fantaisie présideraient aux débats. Le député socialiste Louis Piérard assiste à cette première réunion et notera :
« Il ne faudrait tout de même pas confondre la fantaisie avec un cynisme un peu facile, un esprit de dénigrement systématique, l’amour du chahut et la grossièreté de certaines gens pour qui le fin du fin consiste à faire des variations sur le mot de Cambronne. C’est tout le contraire de la fantaisie. C’est même ce qu’il y a de plus morne au monde. »
« Bruxelles, ville morte », tel était le sujet volontairement provocateur de cette séance inaugurale. Le débat, souvent caustique, tourna autour de l’utilité ou l’inutilité d’organismes tels que le Pen Club, La Lanterne sourde, Le Cercle Renaissance d’Occident, etc., mis en accusation par le poète René Verboom.
« Les présidents de ces cercles, commentera Louis Piérard, se dérobèrent lâchement pour la plupart, se drapant dans leur dignité, murmurant à part eux : Seul le silence est grand, tout le reste est… foutaise. »
Neuhuys reprit sa conférence sur la grande misère des lettres belges, « où il y avait beaucoup de noblesse et de ferveur ». Blâmant les éditeurs et le public, accusant les directeurs de journaux de s’engraisser de la sueur de leurs collaborateurs, la péroraison de Neuhuys fut accueillie par des ricanements à peine polis, des murmures sceptique et las. Un rédacteur en chef dépeint d’un mot « le spectacle de cette foi se heurtant à ces doutes : Le puceau chez les filles… » Dix ans plus tard, Neuhuys se rappellera cette phrase :
« Du coup j’avais compris que ni le public ni le pouvoir ne désiraient sincèrement l’épanouissement d’une littérature belge. Il est tellement plus facile de cueillir les fruits dans le verger du voisin plutôt que de cultiver le maigre sol qui vous appartient. Je songeais à ceux que Georges Eekhoud appelait jadis "les cancrelats de notre four national", ces Géronte-romanciers, ces Tartufe-poètes qui, voyant que la culture intensive des navets peut seule fortifier leur position, n’ont aucun intérêt à développer l’éclosion d’une œuvre de l’esprit. »
Mêlé, dès la disparition de Ça ira en 1923, à plusieurs tentatives de création de revues, Neuhuys était toutefois loin d’être un chroniqueur assidu, et il n’usera qu’avec une extrême modération des opportunités qui lui étaient offertes. Ses contributions à Sélection furent aussi parcimonieuses que sa présence aux réunions du comité de rédaction de cette prestigieuse revue. Le Rat ne put accueillir sa signature qu’à quelques rares reprises et sa « Lettre d’Anvers » dans La Renaissance d’Occident fera long feu. S’il fut de nombreuses initiatives, il brillait souvent par son absence. Cet individualiste, à la fois enthousiaste et sceptique, n’était pas homme à subir assidûment les servitudes parfois conflictuelles qu’entraîne inéluctablement toute dynamique de groupe. Le poète, quant à lui, n’était jamais mieux que dans sa thébaïde :
et c’est lorsque je ne puis
plus compter sur aucun appui
que je saute sur mon bout de crayon
comme l’acrobate
sur le plus vertigineux des trapèzes
Henri-Floris JESPERS
[1] Lettre de P. Neuhuys à M. de Ghelderode, 11 novembre 1927.
[2] Louis PIÉRARD, Le Rouge et le Noir, in: Le Peuple, 23 décembre 1927; [An.], Le Rouge et le Noir, in : La Nation Belge, 23 décembre 1927 ; [An.], La grande misère des lettres belges, in : Spectacle, 30 décembre 1927 ; Paul NEUHUYS, Tour d’horizon, in : Le Matin, 2 janvier 1938.